Noyés sous le flot d’informations, enseignants et enseignantes – comme les élèves d’ailleurs – éprouvent de plus en plus de difficultés à les trier, à les hiérarchiser. Les algorithmes de l’IA n’ont qu’un seul objectif, la captation des informations. Le politique, lui, cherche à réguler par l’interdiction. « Apprendre à penser par soi-même, c’est d’abord pouvoir choisir. Or les deux axes, captation et interdiction, visent à limiter voire bloquer notre capacité à choisir » explique Bruno Devauchelle. Mais alors comment accompagner dans le développement de leur esprit critique ?
Le sentiment d’être de plus en plus « envahi » par des informations de toute nature et en grande quantité peut donner à penser qu’on ne peut s’y retrouver. Nombre d’enseignants déclarent qu’ils ont du mal à trouver des ressources qui leur conviennent. De plus, les pratiques sociales du numérique se font de plus en plus sous la forme d’échanges rapides et multiples via des canaux divers, et plutôt du type réseaux sociaux numériques. Du coup l’impression qui prévaut est celle de « l’infobésité ». À ce sentiment de surcharge, s’ajoute une impression de saturation qui touche l’ensemble de l’espace de pensée et de réflexion de chacun de nous. Plus largement, le sentiment de « fatigue informationnelle » englobe aussi cette idée que l’on a de plus en plus de flux d’informations qu’il est difficile de canaliser, de trier, de choisir. Or c’est un des enjeux essentiels de l’avenir du web et des échanges en ligne : comment garder la main, la maîtrise de son espace informationnel et l’usage de ces informations ?
L’enseignant et les ressources en classe
Dans la salle de classe, traditionnellement, l’enseignant·e a fait des choix de ressources, pilotés par les instructions officielles et relayés par les manuels scolaires la plupart du temps. Avec la généralisation des Vidéoprojecteurs, interactifs ou non, sont entrés dans la salle de classe des ressources de nature numérique et dont l’origine est très variée et la plupart du temps issues du web. Certes, certains enseignant·es construisent leurs propres ressources, mais ce sont le plus souvent des documents simples, parfois des documents scannés et retouchés, mais plus rarement des documents multimédias. Depuis de nombreuses années la question de la conception par les enseignant·es eux-mêmes de leurs propres ressources a été un rêve et même mythe. L’observation dans les classes montre que les enseignant·es font appel, le plus souvent à des ressources, des documents plus ou moins finis, qu’ils adaptent à leur classe. Ainsi l’élève peut ne pas s’interroger sur la « qualité » des documents, faisant ainsi confiance à l’enseignant·e. Cette situation évolue progressivement, la crise sanitaire a révélé que cela pouvait transformer à l’avenir la relation entre l’élève, l’enseignant·e et les contenus travaillés.
Alerte sur les nouveautés du numérique !
L’arrivée de nouveaux services comme les agents conversationnels basés sur des algorithmes dits d’intelligence artificielle vient récemment de semer le trouble comme on peut le comprendre avec cet article : L’IA au service de l’enseignement : conversation avec une IA site de Master robot. De la même manière, mais dans un autre registre le service TikTok pose aussi question comme on peut le comprendre dans une vidéo d’influenceur intitulée Tiktok et le cerveau. Si l’on analyse plus avant cette vidéo, on s’aperçoit que rechercher à capter l’attention et l’intérêt de celui ou celle qui regarde est la base d’une manipulation qui s’appuie sur un des mécanismes de captation de l’attention. Ce phénomène est amplifié par ces fameux algorithmes qui sont mis en question dans cet article du journal Le Monde intitulé « Tiktok, l’algorithme qui secoue la culture » dans lequel on peut lire cette phrase « Mais TikTok est une boîte noire où l’on peut se perdre en conjectures sur ses modalités : « C’est une intelligence artificielle qui va fouiller votre profil sur le Web et vous connaît presque mieux que vous-même. » ». Là encore on peut avoir l’impression que le sol se dérobe sous nos pieds. Avons-nous encore notre libre arbitre dans de telles conditions ?
Au moment où se multiplient les sites et autres contenus pour apprendre l’esprit critique d’une part et les sites et associations, d’autre part, qui proposent d’intervenir pour prévenir les risques d’Internet et qui proposent aussi des ressources dans ces domaines, on se demande s’il est encore possible, et sur quelles bases, d’éduquer les jeunes. D’autant plus que des députés et autres politiques souhaitent encadrer, réguler et contrôler de plus en plus les contenus indésirables. On se retrouve avec deux mouvements complémentaires : d’une part, les interdictions, d’autre part, les captations de nos personnalités. Nos cerveaux sont donc fortement courtisés !
Apprendre à penser ?
Apprendre à penser par soi-même, c’est d’abord pouvoir choisir. Or les deux axes, captation et interdiction, visent à limiter voire bloquer notre capacité à choisir. Si au début du web à l’aube du XXIè siècle on avait la sensation d’un univers que l’on pouvait aborder avec notre capacité à choisir, celle-ci s’est trouvée de plus en plus combattue. En premier lieu, ce sont les intérêts marchands qui guident l’envie de capter les esprits et de restreindre notre capacité à choisir. Le monde de la publicité et de la communication est au service de ce projet, prioritairement économique. Ensuite, observant les dérives multiples liées en particulier aux « échanges sans filtre » et voyant la difficulté à limiter ceux-ci par des codes de bonne conduite de déontologie ou même des « cours à l’école », les politiques, incités par des parents et des adultes démunis au sentiment de très faible puissance, s’en remettent à la loi. Il s’agit alors d’encadrer les pratiques numériques déviantes et de les interdire pour les plus identifiables ; pornographie, cyberharcèlement, violences verbales. La très faible efficacité de chacune de ces mesures restrictives laisse le champ aux « marchands » et autres « prosélytes » de toutes obédiences et idéologies. Les médias qui amplifient certaines pratiques et oublient parfois leur propre manière d’agir – titres accrocheurs, sensationnalisme, etc… – ne sont que le miroir des pratiques sauvages. Au lieu d’aider au débat, au choix, la plupart, au contraire, sont complices de ces évolutions. Eux aussi auraient bien besoin du temps de cerveau de leurs spectateurs.
Pour les éducateurs, l’équation est difficile à résoudre. Les tentatives sont nombreuses, mais très dispersées et donc sont rarement popularisées autant que les « agressions » qu’ils dénoncent. Apprendre l’esprit critique, c’est d’abord avoir la possibilité de choisir, c’est-à-dire de dépasser les évidences pour engager des démarches de réflexion, d’évaluation, de confrontation. L’école ne peut pas tout faire et elle ne peut être la seule à travailler ces questions. La régulation des marchands, en particulier, doit se faire avec eux ! Mais, encore faut-il les concerner là où ils sont sensibles : leurs propres enfants, leur propre responsabilité éducative et sociale. Quand, dans certaines formations, on introduit dans la tête de futurs responsables d’entreprises la seule idéologie du « profit personnel rapide » et de l’acceptation d’un monde sans frein dans l’espace de commerce, alors la cause est perdue. Si par contre, on parvient à éveiller la conscience individuelle et donc la responsabilité des adultes et des futurs adultes alors on peut commencer à espérer. L’école et la forme scolaire telle que nous la vivons en France sont en difficulté : trop élitiste, ne parvenant pas à résoudre les inégalités, mais aussi organisant le parcours de scolarité comme une sorte de « jeux vidéo » dans lequel il faut gagner sur les autres participants. Le monde académique devrait, face à ces constats multiples, refonder complètement le « projet d’école », si ce n’est l’École elle-même, si tant est qu’elle ait encore une place dans le monde à venir…
Bruno Devauchelle