Dans son dernier livre, Sandrine Garcia, sociologue, interroge la crise de la vocation pour l’enseignement. Manque de sens, de satisfaction, pressions et attitudes managériales brutales seraient la source de la hausse des démissions et des ruptures conventionnelles. Et quand on l’interroge sur « le choc d’attractivité » promis par Pap Ndiaye, la chercheuse répond que « c’est très largement rhétorique. Ce n’est certainement pas ce qui pourrait inverser la tendance, car il s’agit encore et toujours d’imposer de nouvelles tâches en échange d’une augmentation de salaire ».
Vous évoquez une crise de la vocation, un désenchantement. Y a-t-il aujourd’hui plus d’enseignants qui quittent l’éducation nationale ?
Statistiquement, les démissions sont très minoritaires mais ce qui est significatif, c’est qu’elles augmentent et que les ruptures conventionnelles, rendues possibles par la loi sur la transformation de la Fonction Publique de 2019, augmentent encore plus.
On a des données récentes dans les travaux de la DEPP – panorama statistique de l’enseignement scolaire, mais aussi dans la publication Éducation et Formation de 2020.
Quelles raisons les poussent vers la sortie ?
Je dirais le manque de sens et de satisfaction, liés à une augmentation très forte de la charge de travail. À des contraintes de plus en plus importantes – sur le temps en dehors des élèves notamment, à des missions supplémentaires sans moyens supplémentaires afférents, à des attentes trop fortes de l’institution sans gratifications en retour – puisque les attentes sont démesurées par rapport aux moyens octroyés en temps, en aides, en supports. La loi sur l’inclusion scolaire en est un exemple. C’est un bel idéal, mais qui pour être effectif, aurait supposé que l’on allège d’autres aspects du travail – le nombre d’élèves par classe, par exemple – que l’on garantisse aux enseignants et aux parents la présence d’une aide quand elle est nécessaire.
La réduction des inégalités, de même, suppose de plus faibles effectifs, qui sont très loin d’être généralisés. Les réformes se succèdent sans permettre aux individus de se stabiliser dans le métier, ils sont obligés de faire semblant de s’y intéresser a minima alors qu’ils ont perdu confiance dans le législateur, en raison d’une forme de précarité subjective liée aux changements incessants. La réforme dite des rythmes scolaires, par exemple, qui reposait sur des bases fragiles – en termes de lutte contre les inégalités, a supposé d’importantes réorganisations alors même que beaucoup de communes n’avaient absolument pas les moyens d’offrir une aide péri scolaire de qualité. Il y a eu le dispositif « plus de maîtres que de classe », qu’il a fallu supprimer pour mettre les CP à 12 qui sont positifs – comme le maître supplémentaire d’ailleurs, mais comme Pénélope, l’Éducation nationale ne cesse de faire et de défaire… et pour quels résultats ? C’est pareil pour la réforme de la formation…. Comment accorder du crédit à tout cela ?
Une des satisfactions spécifiques du métier d’enseignant est de faire réussir les élèves, d’exercer une action de transformation vers plus de savoir – de la même manière qu’un médecin préfère soigner que de ne pas soigner. Quand ils se retrouvent dans des classes chargées – jusqu’à 30 élèves, avec plusieurs niveaux, des élèves fortement perturbateurs, pas d’aide humaine – l’enjeu est d’abord de « tenir » la classe et de tenir eux-mêmes. Du coup, les enseignants ne bénéficient pas du plaisir spécifique du métier et ils ne peuvent pas croire à la réussite de tous leurs élèves. Or, beaucoup d’entre eux sont venus à ce métier pour y trouver un sentiment d’utilité, ce que font ressortir d’autres enquêtes.
Enfin, les enseignants se sentent très méprisés par le pouvoir politique qui a investi dans des cabinets de conseil pour puiser des idées pour rationaliser un métier qui souffre déjà d’une trop grande rationalisation budgétaire tandis qu’eux-mêmes sont sous-payés et surchargés. On fait subir l’austérité budgétaires aux agents publics, mais on paie généreusement les cabinets privés de conseil pour savoir comment continuer dans ce qui déjà démotive ces agents. Faire plus avec moins. Cela se traduit par des situations de travail – que j’ai eu à cœur de montrer dans le livre – qui sont intenables et aboutissent à des dégradations de la santé avant les démissions. Par ailleurs, plusieurs rapports institutionnels, dont un rapport d’information du sénat de Brigitte Gonthier-Maurin sur le métier d’enseignant mettait déjà en cause, en 2012, « un système éducatif déboussolé́ par la succession de reformes brutales ». Pourtant, la réformite n’a pas cessé de continuer. Et je ne parle même pas des « dérapages », quand même bien ils sont suivis d’excuses sur twitter ou d’autres médias, concernant les enseignants qui changent ou non les couches à bac + 5, ramassent ou non des fraises à l’ère du COVID ou autre. Aucun discours sur le métier formidable, difficile, exigeant, sur la valeur des enseignants – et j’en passe – ne peut rattraper ce qui peut être présenté, certes, comme des « bourdes » mais aussi perçu comme un mépris ouvertement affiché.
L’institution porte donc une part de responsabilité ?
Oui, clairement le manque de reconnaissance, mais le salaire n’est pas la seule dimension. Il y a la manière dont les individus sont traités par l’institution. L’enquête montre que promoteurs de la bienveillance pour les élèves ne le sont pas nécessairement avec les enseignants, voire, parfois, s’enferment dans des attitudes managériales brutales, avec pour conséquence que ceux qui peuvent partir n’ont plus aucune raison de le supporter. Il serait caricatural de faire de tous les inspecteurs des contremaîtres tayloriens modernisés. Certains sont protecteurs et se rendent bien compte des difficultés auxquelles sont confrontés les enseignants. Pourtant, cette brutalité et la culpabilisation – pour expliquer l’échec d’un élève ou le comportement déviant d’un autre – reviennent régulièrement dans les entretiens. Il est vrai qu’on a beaucoup plus de « chances » de les rencontrer dans un corpus d’entretiens d’enseignants qui ont démissionné, puisque précisément, ils sont parfois l’origine directe de démissions. En tout état de cause, le manque de soutien de l’institution fait partie des déterminants des démissions.
Un autre facteur qui n’a pas forcément à voir avec les inspecteurs, ce sont les postes que je qualifierais de mauvaise qualité. Des postes fractionnés, sur plusieurs écoles. Des classes surchargées à plusieurs niveaux. Des élèves perturbateurs non accompagnés. Des postes où les enseignants sont isolés – Regroupements Pédagogiques Intercommunaux – alors qu’ils débutent… Ces postes de mauvaise qualité sont aussi des facteurs qui contribuent à la démission, encore plus lorsqu’ils sont imposés à des débutants, donc encore relativement démunis en termes de ressources pédagogiques et de routines du métier.
Comment les enseignants vivent-ils le fait de démissionner ?
Ceux que nous avons rencontrés sont très heureux d’avoir démissionné. Aucun n’a regretté. Ce qu’ils apprécient le plus, alors que le sens commun assimile la profession au temps libre, c’est justement de pouvoir couper avec le métier, dont il ne faut pas oublier qu’il s’est aussi considérablement bureaucratisé, comme d’autres, alourdissant le travail à la maison.
Tous les PE qui vivent mal leur métier peuvent-ils démissionner ?
Non, il y a dans le métier une proportion d’enseignants « heureux » au travail, une autre proportion qui fait l’expérience de tensions mais aussi de satisfactions et enfin une autre qui est largement insatisfaite. Mais, pour démissionner, il faut avoir les moyens de le faire, c’est-à-dire un filet de sécurité. Dans l’enquête ceux qui démissionnent ont presque tous ce filet de sécurité, qui est souvent le conjoint ou un ancien métier réinvesti après l’expérience d’enseignement.
Le choc c’attractivité vanté par le ministre pourra-t-il inverser cette tendance selon vous ?
C’est très largement rhétorique. Ce n’est certainement pas ce qui pourrait inverser la tendance, car il s’agit encore et toujours d’imposer de nouvelles tâches en échange d’une augmentation de salaire. Ce n’est donc pas une amélioration des conditions de travail. Par ailleurs, si le salaire est une reconnaissance, la faiblesse des salaires n’est pas, tant s’en faut, le seul problème. Il y aussi des tâches trop nombreuses, multiples qui éloignent du cœur de métier. L’attente des enseignants serait plutôt de se recentrer sur ce cœur de métier et de moins avoir à fournir ce qu’ils « désignent » comme « paperasse » pour les différents pans de leur métier tels que les autorisations à des sorties, les heures de réunion – tableau des 108 heures, fiches de préparation, suivis des élèves en difficulté, projets divers…
Ce qui joue en faveur d’une insertion réussie dans le métier, c’est la qualité des postes, des équipes en place et du soutien institutionnel. Et une meilleure reconnaissance, salariale aussi bien que professionnelle. A partir du moment où les exigences – que je détaille dans le livre – sont démesurées par rapport aux moyens octroyés, la reconnaissance est un mirage puisqu’il est difficile par définition d’être à la hauteur de l’impossible.
Il existe aussi des équipes très soudées, avec de fortes ressources politiques, qui partagent des idéaux pédagogiques et arrivent à prendre de la distance vis-à-vis des prescriptions institutionnelles. Ce sont des configurations très spécifiques, mais elles sont réelles. C’est la maîtrise des conditions d’exercice du métier qui est essentielle, ici comme ailleurs.
Les exemples d’autres pays – par exemple l’Angleterre mais pas uniquement – montrent que même bien payés, les enseignants ne restent pas s’ils ne sont pas aussi bien traités. Comme les autres salariés ils apprécient la considération.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
« Enseignants, de la vocation au désenchantement » Sandrine Garcia. Édition La Dispute
ISBN 978 2 84303 329 2