Entre le manuel papier et le manuel numérique, la différence serait-elle moins le support que la possibilité d’amener l’élève lui-même à façonner ses savoirs pour mieux les fixer dans le temps ? C’est la démarche de Quentin Laurensan, professeur de lettres-histoire-géographie au lycée professionnel Charles Baudelaire à Meaux. Sur l’ENT académique, il invite ses élèves à se faire Lagarde et Michard du 21ème siècle, à collecter et structurer les ressources, à les enrichir de prolongements audio ou visuels, à partager annotations et créations. Changement d’époque et de pédagogie, au nom d’une espérance : « Il me semble intéressant que l’élève de lycée professionnel, à son échelle, puisse s’inscrire comme un chercheur. »
Pourquoi le choix d’un manuel numérique et personnalisé plutôt que du traditionnel manuel papier ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que je ne suis pas un fervent défenseur du numérique « à tout prix », et en aucun cas ce support ne doit venir supplanter le recours à un livre ou un recueil. Le GREID lettres de l’académie de Créteil, nous avait demandé de réfléchir à un support numérique au service des lettres. Au sein du lycée professionnel, les enseignements généraux et professionnels se mêlent, à travers des modules comme la co-intervention ou le chef d’œuvre. J’avais remarqué que les professeurs d’enseignement professionnel disposaient de plateformes intéressantes afin de rendre l’élève encore plus acteur de son travail et plus autonome. La politique régionale d’Ile-de-France avait choisi de renforcer la dynamique numérique au sein de ses établissements. J’ai donc ouvert mon champ de réflexion à une alternative gratuite, accessible, interactive et rapide. Dans ma bibliothèque personnelle réside la collection des Lagarde et Michard. Outre l’esprit de synthèse, le référencement des textes y est fascinant. Je souhaitais trouver le juste milieu entre ces ouvrages mythiques et les outils de notre époque.
Ce manuel prend la forme d’un cahier multimédia sur l’ENT : en pratique, comment cela fonctionne-t-il ?
Dans un premier temps, afin d’assurer la continuité pédagogique, l’intégralité des supports des séquences est mis en ligne sur l’ENT. Ensuite l’élève peut façonner son manuel et l’organiser de la façon la plus simple pour lui, sans forcément copier la structure du professeur. Enfin, l’outil numérique peut devenir le lien avec les parents qui souhaiteraient superviser le travail de leur enfant. L’élève peut choisir le support (texte, image, vidéos, émission de radio, liens, etc) sur lequel il va travailler mais doit impérativement citer la source. Il peut zoomer, tronquer, annoter, à sa guise.
Le dispositif vous semble-t-il adaptable pour un.e enseignant.e qui ne disposerait pas d’une plateforme comme votre ENT ?
Oui, ce dispositif peut évidemment être adaptable par une autre plateforme en libre accès. Les applications « Digipad » ou « Padlet » par exemple sont souvent utilisés par les enseignants.
Comment avez-vous globalement structuré le manuel ?
L’élève va créer un sommaire, ce qu’il pourra réutiliser dans la construction des rapports qu’il devra réaliser à chaque stage. Une partie “Compétences – Capacités”, pour que l’élève mais aussi ses parents comprennent vers quelle destinée il s’oriente et pourquoi. Ensuite on trouve les titres des séquences et les problématiques. Intégrer des œuvres complètes est une dimension qui me semble essentielle, pour palier à l’absence de livre pour divers motifs soit le coût, soit la perte, etc. Nous avons la possibilité de disposer d’œuvres numérisées ou audio. Un bon nombre de ressources qu’il semble judicieux d’utiliser.
En lycée professionnel, une des missions des professeurs d’enseignements généraux, c’est de renforcer l’ouverture culturelle avec la découverte des arts et des ressources. On peut donc y inclure des images mais aussi une visite guidée interactive d’un musée ou d’un lieu culturel par exemple. Si on travaille sur le romantisme de Victor Hugo autour des Misérables par exemple, on peut y intégrer une introduction de la symphonie n°5 de Beethoven, et faire écrire les élèves sur les émotions ressenties, voire une histoire possible. L’élève peut inclure ses synthèses, des captures d’écran de son travail, des articles autour de la séquence « Informer, s’informer », mais aussi des enregistrements vidéos ou non de lui en interprétation d’un texte comme pour une séquence autour du thème « dire et se faire entendre » par exemple.
Il y a dans ce manuel personnel une logique de portfolio, de journal de bord : en quoi vous semble-t-il intéressant d’inscrire ainsi dans la durée les traces du travail et des apprentissages ?
L’intérêt du projet est que l’élève conserve son travail sur les trois ans et qu’il puisse progresser en tenant compte des conseils et des remarques. Le chef d’œuvre que nous mettons en œuvre depuis 2 ans maintenant, est un projet sur deux ans à l’image du grand oral en lycée général, qui doit amener l’élève individuellement ou par groupe à monter un projet matériel ou non et le présenter devant un jury dans le cadre du bac. Il peut intégrer dans le manuel numérique toute sa progression, se filmer en préparant sa présentation. Le manuel prend alors la forme d’un journal de bord, élément essentiel du chef d’œuvre, dont il dispose en permanence
Quel bilan tirez-vous de cette démarche ?
J’ai plaisir à penser que la « vraie » pédagogie s’apprend davantage dans les écoles primaires et élémentaires, qu’après. Les projets, les repères visuels dans les classes afin de solliciter toutes les capacités mémorielles de l’enfant, semblent plus cohérentes que les salles de collèges et lycées, vides, et dont on doit se défaire à chaque heure. Je me souviens du « Cahier du jour » et du « Cahier de vie » que j’ai gardé et dans lesquels je puise encore. Le manuel numérique, c’est tout ça à la fois. C’est la salle de classe de l’élève qu’il s’approprie, le savoir y tient une place importante, mais l’expérience, et les brouillons y ont une place tout aussi indispensable.
C’est d’ailleurs la déformation de mon cursus universitaire. En Histoire, la recherche des faits et de la trace est l’objectif à atteindre. En master de recherche en histoire contemporaine, j’ai appris que la démarche de recherche, le questionnement, et même le doute étaient plus exaltants que le résultat lui-même. Il me semblait intéressant que l’élève de lycée professionnel, à son échelle, puisse s’inscrire comme un chercheur.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
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