Dans son dernier ouvrage, « La philosophie avec les enfants : un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance, la résonance » paru aux éditions Raison Publique, Edwige Chirouter –Professeure des universités – propose de philosopher dès la maternelle. Selon la chercheuse titulaire de la Chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale », « les ateliers de philosophie pourraient préfigurer un paradigme de ce que devrait être l’école et l’éducation : une « oasis de pensée », un lieu et un temps de développement de l’esprit critique, de la coopération intellectuelle et de l’acceptation de sa vulnérabilité pour entrer en résonance avec soi et le monde ». La philosophie serait-elle un outil d’émancipation et de la formation de l’esprit critique et d’une citoyenneté éclairée dès le plus jeune âge ? Elle répond aux questions du Café pédagogique.
Philosopher dès la maternelle, est-ce possible ?
Non seulement c’est possible mais c’est nécessaire ! C’est vrai qu’il y a un vrai paradoxe à parler de « philosophie avec les enfants » alors que dans notre système d’enseignement la philosophie n’est enseignée qu’en classe terminale des lycées généraux et technologique mais pas professionnels qui n’y ont toujours pas droit. Ce qui est un scandale. Autant on peut ne pas être d’accord sur l’âge auquel on peut commencer à apprendre la philosophie – 5 ans, 9 ans, 15 ans, 18 ans…, autant dire à des jeunes qui ont le même âge : « vous vous avez le droit et la capacité de penser et vous vous ne pouvez pas » est une vraie violence, insulte, institutionnelle pour les enfants des classes populaires – qui vont majoritairement en lycées pro. Mais pour revenir à la maternelle, les enfants peuvent philosopher à partir du moment où ils et elles se posent des questions philosophiques, c’est-à-dire dès 4 ans quand ils sont dans l’expérience de « l’étonnement devant le monde », dans l’âge les « pourquoi ? » et « comment ? ». Il y a une vraie soif de comprendre le monde chez les très jeunes enfants. Notre projet est donc de commencer à les guider dans l’apprentissage d’une pensée de plus en plus rationnelle, critique et autonome. La philosophie est un exercice difficile, elle demande un vrai travail intellectuel et affectif. Tout cela ne peut s’apprendre qu’avec beaucoup de patience – comme d’apprendre à jouer d’un instrument de musique.
Qu’est-ce que l’Oasis de Pensée que vous évoquez dans votre livre ?
La philosophie est forcément un moment à part de la vie de tous les jours. Elle nous oblige à dire « pause ». Hegel disait que la philosophie était comme la chouette de Minerve qui ne peut prendre son envol qu’à la tombée du jour quand les affaires humaines s’arrêtent. Hanna Arent parle elle « d’oasis de pensée ». Elle pensait que les démocraties ont absolument besoin que les citoyens et citoyennes puissent avoir accès à des espaces et des temps pour penser sereinement les grandes questions de l’existence et de la vie dans la Cité, des moments où l’on se coupe de l’accélération du monde pour penser sereinement loin des affects et des vicissitudes du quotidien. Les ateliers de philosophie dans les écoles sont une mise en acte de ces oasis de pensée. Le sociologue et philosophe allemand H. Rosa est le parrain de la Chaire UNESCO sur la philosophie avec les enfants. Dans son essai, Aliénation et accélération, il soutient la thèse que notre modernité est caractérisée par une pression constante d’un rythme effréné où les individus, adultes et enfants confondus, font désormais face au monde sans parvenir à se l’approprier. Ce sentiment d’avoir en permanence à se hâter – « dépêche-toi » serait la phrase la plus entendue par les enfants au quotidien…), à être constamment débordé, l’intériorisation des valeurs de compétition, de performance et d’individualisme génèrent une angoisse, une culpabilité diffuse et un sentiment de perte de sens et même de prise sur la réalité et son existence, entrainant ce que H. Rosa appelle un « déficit de résonnance ». Les ateliers de philosophie, en offrant aux enfants des oasis de pensée et de décélération pour prendre le temps de rentrer en résonance avec soi, avec les autres, avec les œuvres et avec le monde sont un des leviers pour reprendre part au processus d’émancipation.
Ça semble loin du prescrit institutionnel actuel, non ?
La philosophie n’est toujours enseignée officiellement que dans certains lycées. Mais dans les programmes d’EMC, il y a heureusement la pratique du « débat argumenté » qui – je cite – tient « une place de choix » pour permettre aux élèves développer leur capacité de jugement critique. Et puis les programmes de littérature dès le cycle 1 mettent l’accent sur l’interprétation des textes et les discussions sur les questions qu’ils soulèvent. Le postulat de ma thèse soutenue en 2008 – qui s’intitulait A quoi pense la littérature de jeunesse ? – était le suivant : Les textes classiques de philosophie et leurs auteurs (Kant, Descartes, Spinoza…) étant trop difficiles d’accès direct pour de jeunes enfants, c’est grâce à la littérature que l’on peut leur permettre d’avancer dans cet apprentissage rigoureux. Car une des fonctions essentielles des récits est justement d’aider les êtres humains à penser le monde. Les grands dilemmes soulevés par les histoires invitent à la réflexion, bouleversent les évidences, provoquent de la complexité et favorise l’ouverture d’esprit. La littérature est ainsi comme un immense laboratoire où les lecteurs de tout âge peuvent expérimenter une multiplicité de situations problématiques. Et la littérature dite « de jeunesse » contemporaine est aujourd’hui d’une extraordinaire richesse. De très nombreux auteurs, comme A. Browne, T. Ungerer, C. Ponti, K. Crowther, offre à leurs jeunes lecteurs des récits subtils, poétiques, sans aucune mièvrerie ou moraline – récits qui abordent de façon complexe des questions complexes – comme la mort, l’amour, le mal, l’identité, le bonheur, la justice, la liberté, etc.
En quoi est-ce un enjeu de société, d’émancipation de l’enfant-futur citoyen ?
La philosophie avec les enfants s’appuie aussi sur des enjeux profondément politiques. Les recherches et les expérimentions sur la philosophie avec les enfants débutent dans les années 1970 à l’Université de Montclair aux États-Unis avec les travaux du philosophe Matthew Lipman qui était disciple du philosophe John Dewey, un des fondateurs du pragmatisme – c’est-dire d’une philosophie qui se veut émancipatrice, au service de la démocratie et d’une philosophie ancrée dans le réel, le sensible, l’expérience, basée sur le modèle de l’enquête, du problème, et de la démarche scientifique. Dewey récusait une vision techniciste de la démocratie et il la considère plutôt comme un mode de vie : c’est-à-dire comme un ensemble dynamique d’habiletés et d’habitudes à se conduire et à se parler les uns avec les autres. Nous avons trop tendance à focaliser la vie démocratique sur une activité politique qui n’a lieu que tous les 5 ans – le vote par exemple – au lieu de mettre en avant ce qui a besoin d’être travaillé tous les jours dans nos interactions sociales quotidiennes. D’où l’idée chez M. Lipman de créer dans les classes avec de très jeunes enfants ce qu’il appelle des « Communautés de Recherche Philosophique » qui seraient une mise en acte de cette conception de la démocratie.
Dans ces ateliers, comme à l’intérieur d’un laboratoire, les enfants, assis tous ensemble en cercle vont formuler des questions et évaluer les idées émises. A partir d’une question – par exemple « qu’est-ce qu’une loi juste ? », ou « Peut-on être heureux et méchant ? », les enfants sont invités à formuler des hypothèses, à déduire des présupposés et des conséquences, à justifier leurs opinions, à évaluer collectivement la validité rationnelle et éthique des différentes propositions.
On voit ainsi comment dans ses fondements même la philosophie avec les enfants vise à développer des habiletés de pensée et des qualités humaines qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique : La formation de sujets libres et autonomes, capable d’exercer leur esprit critique et le déploiement d’une pensée complexe, l’acceptation de leur vulnérabilité face aux grandes questions universelles et intemporelles qui ne peuvent trouver de réponse unique et définitive, mais aussi une certaine éthique de relation à soi et aux autres.
Tous les enseignants et enseignantes sont-ils légitimes pour mener ces ateliers ?
Absolument – mais ni plus ni moins que les autres disciplines de l’école élémentaire. De la même façon que les professeurs des écoles ne sont pas agrégés de math, de français, d’histoire, de sciences, etc, il ne faut pas être agrégé de philosophie pour animer des ateliers avec les enfants. Mais il faut aussi se remettre à niveau d’un point de vue disciplinaire, préparer ses séances sur le fond et la forme pour permettre un traitement philosophique des notions.
Quelle place pourrait avoir la philosophie à l’école ?
Les ateliers de philosophie avec les enfants nous donnent le modèle, le paradigme, de ce que devrait être l’école au quotidien La philosophie – en tant que discipline – possède la particularité d’aborder une pluralité de domaines existentiels, moraux, politiques -la mort, l’amour, le bonheur, la liberté-, mais aussi le sens épistémologique de toutes les disciplines enseignées. Les sciences, les mathématiques, les arts, l’histoire, le sport sont interrogeables par la philosophie. Le questionnement philosophique peut ainsi redonner de la « saveurs au savoirs » – expression de J-P. Astolfi – en permettant aux élèves de questionner les fondements épistémologiques et les problèmes philosophiques soulevés dans et par les différentes disciplines – « qu’est-ce qu’une vérité scientifique ? », « qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? », « Peut-on parler de progrès en histoire ? », etc.
Ainsi, plus que de simples moments de philosophie déconnectés des autres apprentissages – une heure « d’atelier philo » par semaine, la philosophie peut insuffler du sens à ce que les élèves doivent apprendre au quotidien et dans toutes les disciplines. Il faudrait donc passer des ateliers de philosophie ponctuels – dans le cadre de l’EMC par exemple – à une école philosophique qui promeut 5 formes de pédagogie – qui sont comme l’ADN de la philosophie avec les enfants. Ce qui se joue et se pratique dans ces ateliers – l’éthique de relation aux enfants, le rapport au savoir, l’exigence unie à la bienveillance, la posture de l’enseignant – doit servir de modèle pour mettre en œuvre au quotidien à l’école plusieurs pédagogies. Une pédagogie de l’enquête, du problème, de l’interprétation et non de la transmission passive et froide des résultats. Une pédagogie du sens, de l’expérience, de la sensibilité, qui sait dévoiler aux élèves comment les savoirs font écho à leurs préoccupations et leur volonté de donner sens au monde. Une pédagogie de l’intelligence collective – pour cultiver l’esprit de coopération. Lorsque les élèves sont effectivement invités à réfléchir aux grandes questions universelles, ils font ensemble l’épreuve d’une commune vulnérabilité face à la complexité de ces questions qui ne trouvent pas de réponse unique et définitive. Les enfants se rendent compte ainsi qu’ils ne vont pas pouvoir prendre en charge seuls la difficulté de ces questions qui nécessitent de fait une coopération de toutes les intelligences. Une pédagogie critique des valeurs qui instaure un rapport réflexif à la loi, aux normes et aux conflits – « Y a-t-il des violences légitimes ? », « faut-il toujours obéir ? » – au-delà d’une obéissance aveugle aux règles et aux inutiles et contre-productives injonctions morales. Et enfin une pédagogie de la lenteur qui prenne le temps – loin des injonctions à l’urgence permanente – d’apprendre patiemment à grandir et penser.
Les pratiques de la philosophie avec les enfants ou adolescents sont en quelques sortes des pratiques que l’on pourrait qualifier de « pirates » par rapport aux pratiques habituelles de la philosophie au lycée et ou à l’université. Et si l’on file la métaphore de la piraterie, on pourrait dire que ces pratiques philosophiques prennent l’école à l’abordage en transformant de l’intérieur son fonctionnement. L’enjeu de la philosophie avec les enfants n’est donc pas seulement didactique et pédagogique – démocratiser l’accès à une discipline scolaire – mais bien pleinement politique au sens le plus noble du terme et toutes les contributions de notre ouvrage collectif donne corps à cette conviction.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
La philosophie avec les enfants : un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance, la résonance. Raison Publique
ISBN : 978-2900337080