« Comment sortir d’une logique polarisée où on voit les syndicats comme des obstacles ou comme les héros de la défense de l’éducation publique ? » José Weinstein et Werner Zettelmeier tentent d’échapper à cette malédiction dans un nouveau numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres (n°91). S’ils n’y réussissent pas tout à fait, ils nous offrent un tour d’horizon fort intéressant très large du syndicalisme enseignant dans un monde où les tentatives de libéralisation de l’éducation sont à l’œuvre.
Corporatistes versus gentils réformistes ?
Comment traiter du syndicalisme enseignant dans le monde d’aujourd’hui ? La Revue internationale de Sèvres fait appel à des chercheurs mais aussi à des acteurs politiques, ancien ministre ou hauts fonctionnaires de l’éducation. La double direction de ce numéro résume ce choix : José Weinstein est sociologue mais il a été aussi vice-ministre à l’éducation au Chili. Werner Zettelmeier est un spécialiste des personnels de direction et de l’enseignement professionnel.
Le numéro travaille sur 4 axes. D’abord sur le rôle des syndicats. Pour les auteurs il y aurait deux grands types de syndicats. Des organisations traditionnelles qui défendent les intérêts des enseignants dans une optique corporatiste. Elles sont des freins aux réformes. Et de l’autre des associations professionnelles nettement plus réceptives aux besoins de la société et aux réformes. C’est à ce prisme que se lisent les autres axes. La position des syndicats face aux réformes éducatives est étudiée dans les 9 pays retenus : Autriche, Suède, France, Pérou, Mexique, Etats-Unis, Sénégal, Ontario, Inde. Un autre axe est la participation des syndicats à la gestion du système éducatif. Le repoussoir n’est pas oublié dans les articles. C’est le syndicalisme mexicain, accusé, à raison, d’avoir « colonisé » l’Etat au point de gérer seul la carrière des enseignants avec tous les dérapages que l’on imagine. Enfin la revue étudie la participation du syndicalisme enseignant à la vie politique nationale.
Les pays retenus offrent une vision très large des organisations syndicales. On voit comment leur fragmentation au Sénégal aboutit à leur impuissance. On voit aussi comment le covid est utilisé, en Ontario par exemple, pour brider les syndicats. La revue montre comment aux Etats Unis des mouvements venus du terrain s’emparent d’organisations syndicales peu réactives ou en créent de nouvelles. Même situation au Pérou où des syndicats collaborant avec le pouvoir sont dépassés par de nouvelles organisations. En Autriche le syndicalisme semble marqué par les oppositions politiques entre les démocrates chrétiens et sociaux-démocrates. En Suède, le syndicalisme n’a pas réussi à empêcher une libéralisation extrême du système éducatif. Il cherche aujourd’hui à se reconstruire.
Les syndicats face à la vague libérale
C’est de cet émiettement qu’il faut construire pour le lecteur français des clés explicatives. L’opposition entre les gentils syndicats acceptant les réformes et les méchants corporatistes est un point de vue très surplombant. C’est évidemment celles des administrateurs qui se félicitent de l’éradication des obstacles ou dénoncent l’incompréhension des anti-réformes.
Dans tous les pays développés, le syndicalisme enseignant doit faire face à une vague libérale qui aurait mérité à elle seule un article dans le numéro. Déguisant les « données probantes » en données scientifiques et les utilisant politiquement comme les outils de l’intérêt des élèves et de la société, des gouvernements ont imposé des réformes. Cette vague du nouveau management public vise à faire baisser la dépense publique et pour cela dégradent les conditions de travail et la rémunération des enseignants et la qualité de l’enseignement public. La vague est arrivée tardivement en France. Depuis une dizaine d’années elle a réussi à faire perdre un point de PIB à la dépense d’éducation, ce qui n’est pas rien (une vingtaine de milliards). Pour cela elle a réduit le nombre d’enseignants et surtout géré les élèves pour dégager des économies. C’est le sens des réformes de ces dernières années. Le jour même où parait ce numéro de le Revue de Sèvres, un nouveau rapport de la Cour des comptes française illustre ce mouvement. La réforme du lycée en est aussi un bel exemple avec l’éclatement de la classe en spécialités. On est ainsi certain de « rationaliser » la gestion des élèves de telle sorte qu’ils soient toujours très nombreux. L’étape suivante se profile avec l’annualisation du temps de travail, qui est le grand enjeu du « nouveau pacte ». En ce sens lutter systématiquement contre les réformes revient simplement à défendre l’intérêt général. Il n’y a pas opposition entre les intérêts des enseignants et ceux de la majorité de la population (par contre cela va contre l’intérêt des gros contribuables). Les syndicats peuvent par contre avoir des stratégies différentes d’opposition aux réformes passant par des termes différents de négociation et des stratégies particularistes.
La pandémie de covid a pu aider ce mouvement. La Revue montre très bien cela en Ontario. Dans d’autres pays le covid a pu inversement alimenter un syndicalisme d’opposition comme on l’a vu aux Etats-Unis. En France le covid, dans ses premières semaines, a surtout démontré aux enseignants qu’ils arrivaient à faire marcher le système éducatif seuls au moment où les nombreux capitaines avaient abandonné le navire.
La puissance enseignante
Du coup se profile une autre lecture des associations professionnelles. On ne vise pas là les associations d’enseignants en France qui participent au même mouvement que les syndicats en France. Depuis quelques années se développe un mouvement qui vise à remplacer les syndicats par des ordre professionnels, du type de l’ordre des médecins ou des infirmiers. C’est à dire des structures dirigeant la formation et les carrières, avec un pouvoir disciplinaire. Ce mouvement a touché le Canada où, selon les provinces, il a réussi ou échoué (comme au Québec). Il arrive en Europe avec des tentatives dans les pays baltes. Il a totalement réussi dans des pays d’Asie où on assiste à une mise au pas réglé des enseignants.
Cela amène à une autre réflexion qui sera peut-être au cœur d’un prochain numéro de la Revue de Sèvres : celle portant sur le métier. Une particularité du métier enseignant c’est que sa définition lui échappe. C’est le pouvoir politique, les spécialistes externes au métier qui définissent la formation et les pratiques. Certes le modelage de l’enseignant résulte grandement des échanges entre la formation et le terrain, et celui-ci semble l’emporter. Mais on a l’exemple d’une profession particulièrement importante et puissante qui n’a pas pris les rênes.
C’est peut-être la dernière dimension qui est protée en creux par ce numéro de la Revue. Dans tous les pays, les enseignants sont nombreux. Leurs décisions, leurs idées ont un impact majeur sur la vie quotidienne de la population. Ils ont une capacité d’influence énorme sur leurs concitoyens. Et pourtant, partout, ils n’en tirent pas d’avantages. Il y a là un chantier pour les syndicats enseignants dans le monde.
François Jarraud
Les syndicats d’enseignants au XXIème siècle, Revue internationale d’éducation de Sèvres, n°91.