Le ministre de l’Éducation est en déplacement ce jeudi et ce vendredi à Poitiers – nommée capitale de l’éducation par JM Blanquer – à propos du numérique. Comme on peut le lire sur le site du ministère, ce déplacement a pour but de présenter la stratégie du ministère pour le numérique éducatif. Il y a maintenant un an que le Directeur du Numérique pour l’Éducation a engagé deux chantiers : celui d’une doctrine technique et celui d’une stratégie. Si d’un côté la doctrine concerne plutôt les acteurs « techniques » et est toujours en appel à commentaires (secrets pour l’instant) jusqu’au 31 janvier, la stratégie est en cours d’élaboration dans un cénacle restreint depuis près d’une année aussi. Le document porteur de cette stratégie a été transmis dès la fin de l’année 2022 à quelques acteurs clés (la version dont nous disposons), mais il semble que des ajustements de dernière minute soit encore faits, d’autant plus que ce document, globalement validé par la DGESCO, devrait être présenté au cours de ces deux jours, si l’on en juge par l’intitulé du déplacement du Ministre. Ces documents signent-ils un changement de Cap ? Force est de constater que l’aspect pédagogique du numérique est le parent pauvre de la stratégie annoncée…
Une doctrine qui devra s’imposer
Le document concernant la doctrine est d’autant plus important qu’il veut transformer ce que l’on peut qualifier « d’éco-système numérique de l’établissement scolaire » et plus globalement l’ensemble des services numériques en suivant ce qui est annoncé comme « une logique de « plateforme », au sens d’un ensemble d’acteurs respectant un cadre d’architecture et des règles communes, pour mettre à disposition des usagers un ensemble lisible et structuré de services accessibles simplement et interopérables entre eux. » Cette simple phrase suffit à nous indiquer les errements du pilotage numérique et informatique du ministère de l’Éducation depuis de nombreuses années. A Le Baron, le directeur du numérique pour l’éducation semble avoir été mandaté pour « mettre de l’ordre » dans ce fatras d’applications et services qui vont parfois dans tous les sens. La mise en place d’un service qui travaille sur l’expérience utilisateur (UX, thème cher à A le Baron) au sein de cette DNE est un indicateur de cette volonté d’améliorer l’environnement numérique des établissements. Force est de constater, les ENT en étant un bon exemple, que cela partait un peu dans tous les sens et que les usagers, enseignants, parents, élèves, avaient bien du mal à s’y retrouver ce qui a d’ailleurs favorisé le succès de l’application Pronote (désormais pilotée par la société DOCAPOSTE). Cette doctrine, dont on attend la sortie (3 référentiels sont annoncés…) va devoir s’appuyer d’une part sur les donneurs d’ordres et d’autre part sur les entreprises et administrations du secteur. On imagine aisément les coûts d’une telle transformation dont on peut s’inquiéter…
Une stratégie à affiner face à des constats très négatifs
Pour ce qui est de la stratégie (en nous basant sur le document disponible à la fin 2022), les premiers constats sont accablants, au moins dans le libellé des titres :
- Une multitude d’acteurs qui manquent parfois de coordination et de convergence, mais surtout de sens
- Un usage des ressources numériques à penser et à accompagner
- Un accès inégal au numérique par les acteurs : équipement, connectivité, outils et capacité
- Une expérience utilisateur dégradée
- Un mode de fonctionnement du système d’information du ministère daté
Pour y répondre quatre axes sont définis :
- Un écosystème engagé au service d’une politique publique partagée
- Une École dans son temps qui développe les compétences numériques et réussit l’inclusion
- Une communauté éducative soutenue par une offre numérique raisonnée, pérenne et adaptée
- De nouvelles règles du jeu pour un système d’information à l’état de l’art – éco-responsabilité et agilité
En allant plus loin dans l’analyse, on peut identifier ces propositions qui cadrent la stratégie :
- Citoyenneté et culture numérique, compétences et métiers d’avenir, innovation pédagogique, numérique écoresponsable.
- Coopération des acteurs nationaux et locaux
- Un numérique pour une éducation inclusive
- Accompagnement et conseil des équipes enseignantes et directions
- Sécurisation et fiabilisation des systèmes (continuité pédagogique)
- Une offre lisible et accessible de ressources pour les enseignants
Quelle analyse proposer de ce document qui tente d’aborder tous les sujets et donc d’impulser une politique ?
On ressent des tensions profondes que cette stratégie (et la doctrine associée) tente de dénouer : national et local (collectivités, DSI académiques etc…), une « modernisation » des pratiques des acteurs techniques (agilité, UX, interopérabilité), paradoxe d’un numérique à promouvoir (inclusion, emploi, modernité) et en même temps à limiter (éco-responsabilité, économie), tension entre un système centralisé par « nature » (cf. le dernier rapport de la cour des Comptes) et le besoin de déconcentration pour l’adaptation au local et une souplesse de fonctionnement, place de la pédagogie et difficulté à l’accompagner. Au moment où plusieurs rapports récents (Mc Kinsey, Cour des comptes, IGESR) tentent de proposer un renforcement du rôle des chefs d’établissement, on s’étonnera que le texte dont nous disposons ne comporte aucune occurrence sur chacun des intitulés « principaux, proviseurs, directeurs », il faut croire qu’il s’agit d’un oubli, à moins que ce ne soit une méconnaissance de leur rôle dans le déploiement du numérique dans les établissements….
La pédagogie, quelle est sa place dans ce texte ?
La pédagogie est bien le parent pauvre de la stratégie. Aucun apport nouveau n’apparaît dans ce texte. On peut même penser que celle-ci est désormais mise de côté en attendant que « l’intendance suive ». Et en l’occurrence, dans ce texte l’intendance ce sont les ressources, les manuels scolaires qui sont mis en avant. Pourquoi cette insistance sur le manuel (papier et prolongé par le numérique au moins à l’école et au collège) ? Parce que les auteurs de ce texte se rappellent le rôle initial du manuel qui est d’encadrer la pratique de l’enseignant et d’assurer la continuité enseignant élève. Encadrer les pratiques des enseignants en particulier sur les fondamentaux (le Conseil Scientifique n’est pas loin), qui sont l’emblème des politiques actuelles principalement de droite. Assurer la continuité, c’est aussi un leitmotiv qui montre que la confiance envers les moyens techniques a été très décriée à l’occasion du confinement. Le livre scolaire papier, garde donc comme au XIXè siècle, sa prééminence. Quant au numérique, il devient un prolongement et parfois un substitut.
On peut noter aussi que loin d’être une obligation, l’appel à des ressources libres est recommandé, gratuites ou non-dit le texte. Enfin on peut constater que la vision technicienne domine, même quand il s’agit des orientations scientifiques qui soutiennent ce texte en matière d’apprentissage. Les enseignants ne trouveront pas, s’ils prennent la peine de le lire de quoi alimenter leurs pratiques. Quant aux familles et aux élèves, on voit qu’ils sont en grande partie des « prétextes » et l’allusion faite au Territoires Numériques Éducatifs mériterait un réel approfondissement quant à la politique menée et ses résultats qui ne sont pas, pour l’instant à la hauteur des espérances de certains décideurs.
Et les collectivités ?
A la lecture des textes qui entourent la doctrine on s’aperçoit que les collectivités ont été associées, au moins dans la première partie du travail (janvier juillet 2022). Associées ne signifie pas qu’elles approuvent ce qui est énoncé. Cela va être l’enjeu des prochains mois, lorsque stratégie et doctrine vont commencer à être traduites dans les faits. Qui va faire quoi ? Qui va payer quoi ? Dans le texte de la stratégie, les constats négatifs énoncés montrent que ce sont en premier lieu les services de l’État qui ne sont pas au niveau souhaité. Mais les lois de décentralisation, et en particulier la loi Peillon ont confié aux collectivités de plus en plus de responsabilités dans le fonctionnement technique. L’exemple des ENT et des problèmes qu’ils posent est à ce sujet édifiant. Or il va bien falloir les articuler avec la refonte des services numériques proposés par l’État. Ce qui pose encore problème pour elles c’est l’opacité des fonctionnements pédagogiques sur lesquelles elles n’ont pas la « compétence » (au sens juridique du terme bien sûr). Dans ce passage « Cela aboutit à un ensemble foisonnant d’initiatives, souvent différentes et parfois contradictoires, dont les acteurs n’ont pas les mêmes responsabilités, besoins, pratiques, compliquant la convergence des actions vers une vision commune. » on constate que la situation est loin d’être facile à aborder. S’il y a de la volonté de faire, le passage à l’acte risque d’être difficile….
Des textes à suivre dans le temps
La direction du numérique pour l’éducation (DNE) a tenté, fort probablement en lien avec le cabinet du ministre et les responsables de la DGESCO, de construire une cohérence dans l’action. On reconnaît la primauté donnée à la dimension technique, tant la question pédagogique n’est pas posée autour du numérique en ce moment (les intentions ne sont pas les actes) au ministère et dans les propos du ministre. Cette visite à Vienne est une sorte d’hommage du nouveau ministre à l’ancien, à moins que ce ne soit une simple allégeance à une vision politique antérieure qui en cantonnant le numérique à l’académie de Poitiers prend acte d’une décentralisation qui a vu aussi bien CANOPE, le CNED que l’IH2eF et d’autres s’installer à Chasseneuil du Poitou… territoire d’un ancien premier ministre (JP Raffarin) et d’un ancien ministre de l’Éducation (René Monory) …. Soyons sûrs que les directions de ces opérateurs de l’État associés à la rectrice (nommée jadis par Monsieur Blanquer après un passage remarqué à la DGESCO à propos de l’innovation) feront un bon accueil à ce ministre dont on sait que la question du numérique n’est pas sa préoccupation première, lui qui accepte de supprimer la technologie en 6è, alors qu’elle était le lien de continuité pour l’enseignement de l’informatique à l’école.
Attendons et regardons, mais sachons que tout cela ne peut se faire que dans le temps et avec tous les acteurs concernés…
Bruno Devauchelle