Comment expliquer la différence entre les chiffres de grévistes du ministère et des syndicats ? Le 19 janvier dernier, le ministère reconnaissait 42,35% de grévistes dans le premier degré, 34,66% dans le second. La FSU – qui regroupe le SNUipp-FSU et le SNES-FSU- annonçait de son côté respectivement 70% et 65%. Pour Laurent Frajerman, chercheur associé au Cerlis, depuis 2010, le gouvernement a mis en place un système pour minorer les taux de grévistes. Il enjoint l’occupant de la rue de Grenelle « qui est un chercheur », de se distinguer « au moins sur le plan de l’honnêteté intellectuelle ! »
Comment le ministère calcule-t-il le taux de gréviste ?
Le ministère a besoin d’annoncer très tôt une estimation du nombre de grévistes. Il a aussi besoin de le chiffrer exactement, ne serait-ce que pour envoyer la facture au gréviste, c’est-à-dire procéder aux retenues sur les salaires.
Depuis 2010, le ministère utilise pour ce faire l’application Mosart, qu’il a configuré pour instaurer un biais de calcul en sa faveur. Avec Mosart, les chefs d’établissement dans le second degré et les IEN dans le premier degré ont la charge de récupérer et renseigner les noms des grévistes. Cela génère le retrait du jour de salaire. Ce chiffre, qui est le plus fiable, n’a jamais été communiqué. C’est le premier chiffre, celui de l’estimation qui est faite dans la matinée qui sert de base de discussion.
Ces estimations se basent sur un échantillon, ce que reconnaît depuis seulement deux ans le ministère. Il est donc tout à fait ridicule d’afficher des nombres à la deuxième décimale près !
Pourquoi ces chiffres diffèrent de ceux des syndicats ?
Jusqu’en 2010, le ministère calculait les taux sur la base des personnels attendus, c’est-à dire que l’on divisait le nombre de grévistes par ceux qui devaient venir travailler ce jour-là. Désormais, le calcul se base sur le nombre théorique de personnels, absents compris. Autrement dit, un enseignant en congé longue maladie est compté comme non gréviste ! Dans le second degré, Mosart est paramétré pour ne compter comme gréviste que ceux qui ont cours entre 8h et 9 h. J’ai calculé à partir de mon lycée que cela minore de 30 à 40% le nombre de grévistes. Naturellement, tous les personnels qui font grève, même en ayant cours après 9 h, ont droit à une retenue sur salaire !
Les chiffres donnés par la FSU, le syndicat majoritaire, viennent du terrain. Il y a un biais dans le second degré puisque les chiffres se basent seulement sur ces remontées, dont on peut supposer qu’elles émanent des établissements les plus mobilisés. Pour le premier degré, j’ai conçu pour le SNUipp-FSU un outil d’échantillonnage qui se base sur un sondage sérieux. J’ai constitué un panel de grève avec quatre strates dans lesquelles on répartit les écoles en fonction de leur taille. Lorsqu’il y a une grève importante, un tirage au sort désigne, dans chaque département, les écoles pour lesquels le syndicat doit recueillir le nombre de grévistes. Cette méthode permet d’éviter de comptabiliser uniquement ses points forts. Le panel est donc fiable d’un point de vue scientifique, mais il demande des efforts et c’est la direction du SNUipp-FSU qui décide quels chiffres elle communique à l’extérieur.
Pour moi, la vraie question est : que fait le ministère ? C’est à la puissance publique de fournir ces informations, les syndicats n’ont pas vocation à la remplacer. Ces derniers, voyant que le comptage est partial, essaient de trouver des solutions qui seront forcément imparfaites par rapport aux capacités de l’État et à la neutralité qu’on attend de lui.
Peut-on voir dans le manque d’investissement de l’état dans des outils fiables et transparents une volonté politique de minorer le nombre de grévistes ?
Clairement oui. Je me suis heurté au refus systématique de transmettre les résultats détaillés. Pour les obtenir, j’ai dû saisir la CADA (ndlr : Commission d’Accès aux Documents Administratif) et dernièrement le tribunal administratif. Ces démarches sont chronophages. Le gouvernement ne communique pas non plus le nombre de retenues sur salaires. A ma demande, le service statistique du ministère de la fonction publique a procédé en 2015 à des études préliminaires qui constataient la sous-évaluation des statistiques de grève qu’il publie chaque année – sur la base de chiffres fournis par chaque ministère. Mais ces études sont restées confidentielles, et j’ai obtenu seulement des réponses orales…
Grâce à la justice, j’ai prouvé avec les données officielles que les taux présentés par le ministère étaient basés sur des échantillons. J’ai montré aussi que ces panels n’étaient pas sérieux. Dans le cas des deux académies étudiées – Rouen en 2016 et Toulouse en 2022, la taille des échantillons varie selon les grèves. Pour celle du 5 décembre 2019, le choix des départements participant à l’échantillon de l’académie de Toulouse interroge. Dans le premier degré, il ne comprenait aucune circonscription de Haute-Garonne, de loin le département le plus important de l’académie et où il y a généralement une forte mobilisation. Dans le second degré, la Haute-Garonne est sous-représentée – 30% de l’échantillon contre 50 % des effectifs. A l’inverse, le Gers est deux fois trop représenté.
Pour le 5 décembre 2019, j’ai étudié un exemple précis, la circonscription de Caussade, dans le Tarn-et-Garonne. Sur le listing Mosart, on annonce 53,5 % de grévistes, alors que la moitié des écoles étaient fermées – la liste vient du rectorat… Manifestement, l’inspecteur a communiqué un chiffre en dessous de la réalité, ce que personne n’a pu contester, puisque seul le rectorat en avait connaissance. Il existe aussi des écarts lorsque l’on compare les résultats locaux et ceux indiqués dans le décompte national. Dans le cas de l’académie de Rouen, c’était 10% quelquefois.
Ce manque de sérieux interroge sur la constitution des échantillons. Le sont-ils a posteriori en fonction des chiffres souhaités ? Toutes les erreurs que j’ai constatées – dont beaucoup sont anodines – allaient dans le sens d’une minoration du taux de grévistes, jamais dans l’autre sens. Or, le ministère est capable de mettre en place un panel sérieux et transparent, il a l’expertise de la DEPP pour cela. C’est une question de volonté politique. Pap N’Diaye est un chercheur, puisse-t-il au moins se distinguer sur le plan de l’honnêteté intellectuelle !
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda