En ce début de nouvelle année 2023, l’agitation autour de cette application de conversation (ChatGpt) fondée sur un moteur d’intelligence (dite) artificielle semble faire frémir le monde académique si l’on en juge par la multiplication d’articles de toutes sortes sur cet objet appelé ChatGpt proposé par OpenAi. Si l’on en croit certains de ces articles, des élèves ou des Étudiants pourraient ainsi produire des « textes automatiques » de qualité suffisante pour tromper un enseignant soucieux de vérifier le travail de ses élèves. On peut aussi imaginer certains élèves ou étudiants astucieux qui utiliseraient aussi habilement ce genre d’outil (car ils vont se multiplier) qu’ils utilisent déjà le plagiat de manière plus traditionnelle. Derrière ces agitations médiatiques il semble préférable de s’interroger sur cette question qui n’est pas nouvelle, mais qui inquiète toujours ceux qui savent et ceux qui transmettent : ceux qui apprennent pourraient-ils se passer de ceux qui enseignent ? Et plus largement que peut-on apprendre par soi-même ?
Utiliser les bons moyens numériques ou non pour se « placer au mieux » dans la société
Le système scolaire français est particulièrement verrouillé du fait de son histoire, de sa centralisation et de sa manière d’imposer la scolarisation comme modèle presque unique de reconnaissance des apprentissages. Dans ce système les choix faits en matière d’évaluation des apprentissages sont déterminants. Car l’évaluation est première la source de la compétition entre élèves, entre établissements et même entre pays. L’évaluation, de manière traditionnelle, c’est aussi un moyen de signaler les « inégalités » par rapport à la norme sociale que représentent le système scolaire et ses normes. Les jeunes et tous ceux qui sont confrontés aux évaluations ont bien compris qu’il fallait « réussir » les évaluations pour se sortir de cette compétition avec des avantages suffisants qui perdurent tout au long de la vie. L’élitisme se cache derrière ce modèle et ceux qui en ont conscience vont apprendre à « faire avec », c’est-à-dire en connaitre les règles et les modalités pour s’y adapter, fusse au prix de tricheries ou contournements multiples. C’est une partie du métier d’élève et d’étudiant qui repose souvent davantage sur des réponses de conformité que sur un véritable travail de réflexion. L’environnement médiatique et numérique dans lequel nous vivons n’incite pas vraiment à aller dans ce sens, pas plus que les modèles économiques et sociaux qui les sous-tendent. Pour le dire autrement les jeunes cherchent à utiliser les bons moyens, numériques ou non pour se « placer au mieux » dans la société. D’où le recours possible à divers artifices : la triche, le plagiat, le recours à des solutions technologiques, voir l’IA, etc…
Il a fallu que la formation continue ou tout au long de la vie s’interroge sur d’autres manières d’apprendre et de développer des compétences pour que cela vienne aux oreilles du monde académique. Bien sûr, un refus, voire un déni, quand ce n’est pas simplement une interdiction, ont mis de côté presque toute idée d’autodidaxie, d’autoformation en contexte scolaire et universitaire. Et pourtant l’écriture, la peinture, le texte, l’image ont toutes et tous été utilisé pour « éduquer » les masses de tous temps. Le monde religieux a particulièrement travaillé ce point en associant des dispositifs physiques (icônes, vitraux, sculptures…) avec des discours (souvent injonctifs). Nombre de ces discours plus récents ont pour fonction de minorer l’importance des dispositifs physiques : le livre, la photo, le cinéma, la radio, la télévision, et désormais tous les supports numériques. Comme jadis les religieux, ceux qui sont considérés comme les « sachant » ont tout intérêt à se défendre face à de nouvelles formes de transmission. On peut illustrer cela dans tous les débats autour des théories du complot et autres constructions intellectuelles qui mettent en cause « l’ordre établi ». Le cartésianisme issu du XVIIIe siècle qui sert encore de repère pour le savoir est mis à mal dans sa rigueur initiale. Les chercheurs, les philosophes, mais aussi l’ensemble de la population sont confrontés à cette question centrale du savoir qui articule quatre pôles : « je m’informe, je connais, j’affirme, je revendique ». La suite étant souvent le refus du débat et l’affirmation massive et parfois violente de ce que l’on pense être le savoir.
Repenser la transmission
Accepter que l’on puisse apprendre en dehors des formes sociales et scolaires établies, en particulier avec les moyens numériques, oblige à repenser la transmission sur le fond : le fameux schéma de Shannon qui s’applique si bien à la transmission d’informations numérisées ne peut se traduire tel quel dans la transmission humaine : le récepteur n’est pas la simple réplication de l’émetteur. En offrant aux jeunes la possibilité d’accéder à des informations sous de multiples formes, on a ouvert un champ des possibles. En jouant aux jeux vidéos, en étant sur les réseaux sociaux (numériques ou non), en publiant des documents de toutes natures en ligne et en recherchant et consultant de très nombreuses informations (au sens large), chacun peut ainsi développer, hors cadre et de manière informelle, des connaissances et des compétences. Mais est-ce réellement possible, qu’elles en sont les limites, les contraintes, les obligations ?
Au moment où le ministre renouvelle cette vieille idée des dictées pour relever le niveau des élèves en Français, les moyens numériques peuvent être de bons boucs émissaires. Parce que l’influence que les pratiques numériques ont sur les jeunes est importante, il est facile d’en faire un repoussoir ou tout au moins de l’éloigner des pratiques scolaires. Indépendamment de toutes les dérives possibles, il faut aujourd’hui prendre en compte ce fait : une partie de la « culture » des individus est issue des moyens numériques qu’ils utilisent. Dès lors, que l’on croit ou non au système scolaire avec ses fondements, et parce que c’est actuellement le lieu de passage de tous les enfants, il est nécessaire, indispensable que l’on prenne en compte cette évolution culturelle. La culture se transmet dans et en dehors des canaux officiels. Elle utilise tous les moyens à sa disposition pour tenir sa place dans l’intellect de chaque individu, de chaque jeune. Malheureusement, l’environnement numérique, comme celui de la société, est multiple, positif et négatif. Nier cela en le mettant hors des systèmes scolaires et universitaires, c’est prendre le risque de se faire dépasser, de se faire contourner. Or c’est en partie le cas, même si pour l’instant, la norme sociale et la forme scolaire restent dominantes.
Les enseignants devraient être invités à développer la capacité d’autoformation des élèves. Au lieu de les enfermer dans des programmes pléthoriques, on aurait mieux à faire en les limitant pour l’essentiel et en laissant des places à l’initiatives des élèves, des étudiants et des enseignants pour explorer des savoirs disponibles dans l’environnement, numérique ou non (les bibliothèques, les médiatiques et autres lieux de savoirs). Cette exploration serait alors à la base d’un double projet : celui de développer l’envie d’apprendre et d’explorer, celui d’outiller les jeunes pour toute la vie.
Bruno Devauchelle