Laurence De Cock, historienne et chercheuse en Sciences de l’éducation qui prépare un livre sur le bâti scolaire en lien avec la démocratisation en confie les grandes lignes au Café pédagogique. L’état des établissements scolaires est une question d’actualité. En France, certains locaux sont d’une telle insalubrité que la chercheuse y voit « un mépris social et une allégorie du désintérêt profond des responsables politiques pour l’éducation ». Il serait urgent, selon elle, de « politiser la question matérielle » en commençant par « ne plus accepter l’inacceptable sous prétexte d’« adaptation » et par revendiquer une dignité des conditions de travail ». Elle signe cette tribune.
Freinet [Célestin] empoigne son chef par la manche et le tire vers les WC : « il n’y a pas de règlement, par hasard, qui prévoie que les cabinets soient vidés ? Venez voir les asticots … »
Et M. l’Inspecteur, bon gré mal gré, patauge dans la mare des WC, avec moins de dogmatique assurance, il faut le reconnaître, que dans la mare pédagogique des règlements vétustes ».
Cet épisode cocasse se déroule en 1933. Il est raconté par Élise Freinet, la femme de Célestin dans son ouvrage Naissance d’une pédagogie populaire (1977). Depuis des années, le couple se bat pour pouvoir enseigner dans des conditions matérielles dignes. La responsabilité de l’entretien de l’école incombe à la mairie dirigée par un maire proche des milieux de l’extrême-droite qui, détestant ce couple de communistes, se soustrait systématiquement à ses obligations. Aussi les enfants sont-ils scolarisés dans des classes crasseuses, mal chauffées, à l’hygiène douteuse. Pédagogues et militants, Élise et Célestin Freinet n’ont de cesse de rappeler qu’aucune pédagogie n’est possible sans des conditions matérielles et sanitaires décentes, et que ce mépris affiché par la mairie n’est rien d’autre qu’un mépris de classe, car aucune école bourgeoise ne souffre de tant de maux. Ils intègrent cela à leur définition d’une pédagogie « prolétarienne » et parlent de « matérialisme éducatif ».
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Faudrait-il à notre tour prendre chacun de nos « chefs » par la manche afin de leur faire visiter certains locaux scolaires ?
Sous pression médiatique, le ministre Pap Ndiaye et la présidente de la région Île de France Valérie Pécresse ont dû se rendre à l’évidence récemment en allant d’urgence tenter de calmer le jeu au lycée Voillaume d’Aulnay Sous-Bois où élèves et enseignants éreintés ont fait savoir qu’ils travaillaient depuis la rentrée parfois sans électricité et dans un froid intenable. Ces lycées délabrés sont sous nos yeux depuis des années. Leur profil est assez redondant : lycées publics de quartiers populaires nécessitant une rénovation, région qui traîne des pieds pour débloquer des budgets conséquents, entreprises prestataires défaillantes et renvoyant la balle à la région, élèves et enseignants placés dans des préfabriqués où parfois les fils d’électricité affleurent au plafond, dans lesquels il pleut, et naturellement impossibles à isoler. Sous nos yeux depuis des années également des établissements scolaires sans rideaux, avec des fenêtres qui ne ferment plus ; des classes glaciales en hiver et étouffantes en été ; des écoles dans lesquelles circulent rats et souris ; des établissements sans papier toilette ou savon, aux cuvettes WC qui débordent, aux odeurs putrides à proximité des sanitaires. Des établissements gigantesques, inhumains, aux murs délabrés et au béton de la cour de récréation défoncé.
Quelle autre institution tolérerait ces conditions indignes d’une puissance économique comme la France ? Et comment y voir autre chose qu’un mépris social et une allégorie du désintérêt profond des responsables politiques pour l’éducation ?
Le contraste est encore plus saisissant avec les discours vantant l’« innovation pédagogique » partout, tout le temps, frénétiquement : l’attribution de tablettes et ordinateurs à tous les élèves, les inaugurations de pôles numériques, d’ « éco-collèges », de « lab » et autres sigles bling bling maquillant l’indigence matérielle derrière des slogans de Start-up.
Mais que vaut une tablette ou un ordinateur verrouillé de partout et impossible à réparer sauf à passer par des prestataires de service assermentés par l’institution et débordés ? du matériel qui tombe en panne au bout de quelques mois, nécessitant des recharges régulières alors que les salles de classe ne sont pas équipées de prises ? Que vaut un superbe vidéo projecteur greffé à un tableau numérique de compétition lorsque la salle n’est pas équipée de rideaux et que le soleil y est parfois si éblouissant que personne ne réussit à distinguer ce qui est projeté ?
Et que valent tous ces cache-sexes et cache-misères dans des classes accueillant tellement d’élèves qu’il y manque quotidiennement tables et chaises ?
« Patience est la mère de toutes les vertus » rétorquent nos marchands de rêves numériques lorsque nous avons l’outrecuidance de leur mettre toutes ces contradictions sous les yeux. Serions-nous aveugles au point de ne pas voir le progrès qui se déploie sous nos yeux ébahis ?
Répondons-leur que ce « progrès » qu’ils capitalisent à des fins purement électoralistes ne fait que détourner l’argent dont nous avons amplement besoin, et ajoute toujours plus de grotesque et d’absurdité à des situations que nous acceptons depuis trop longtemps sans broncher. Qu’attendons-nous pour politiser à notre tour les questions matérielles ? Un nouveau drame ?
Il y a un 50 ans, le 6 février 1973, un incendie ravageait le collège Edouard Pailleron dans le populaire 19ème arrondissement parisien, faisant 20 morts, dont 16 enfants. Construits pour répondre à la massification scolaire autant qu’à des impératifs d’économie budgétaire, les établissements dits « Pailleron » utilisaient du matériel hautement inflammable. A Paris, l’établissement a grillé et s’est effondré sur lui-même en 45 minutes. Les préfabriqués d’aujourd’hui sont-ils plus sécurisés que les collèges Pailleron ? Rien n’est moins sûr.
Politiser la question matérielle commence par ne plus accepter l’inacceptable sous prétexte d’« adaptation » et par revendiquer une dignité des conditions de travail.
C’est aussi désigner des responsables et des coupables : qui décide des entreprises chargées des travaux de bâti scolaire ? Selon quels critères et avec quelles garanties autres que la régulation invisible du marché ? Comment se répartit l’attribution des dotations en moyens entre le public et l’école privée ? Comment sont calculés ces moyens et quelles politiques compensatrices sont mises en place au profit des établissements des quartiers populaires qui sont parfois en urgence absolue ?
Voilà les questions que devrait se poser une société soucieuse d’une éducation de qualité, et voilà la transparence qui est attendue de la part de toutes les collectivités territoriales. La décentralisation est aujourd’hui un prétexte bien utile pour décharger le gouvernement de toute responsabilité en la matière. Pourtant, la clinquante expérience marseillaise et la création d’un fonds d’innovation pédagogique destiné à récompenser les projets les plus méritants prouve que l’État peut reprendre la main en matière d’attribution de fonds à des fins matérielles. Il est plus que temps de le réclamer et de faire savoir que nous ne pouvons accepter une attribution de moyens sous condition d’ « innovation » lorsqu’il en va de la sécurité des élèves, des personnels enseignants et non-enseignants, et de la dignité des conditions de travail.
C’est donc d’un immense plan de réhabilitation du bâti scolaire dont nous avons besoin, coordonné à l’échelle nationale, aux mains de la puissance publique, sous contrôle de la société et soumis à aucun autre impératif que d’offrir des conditions de travail décentes et équivalentes à tous les enfants ; conditions préalables de la démocratisation scolaire et l’émancipation sociale.
Laurence De Cock
Une journée fasciste, Élise et Célestin Freinet, pédagogues et militants