Alors que le terme « parentalité » est devenu courant, et que l’éducation nationale s’est invitée à faire travailler l’e-parentalité dans le cadre du projet Territoires Numériques Éducatifs, la période de Noël va être l’occasion de s’interroger sur la place des « objets numériques » dans le quotidien de cette période. Si on pense surtout aux cadeaux rituels, il ne faudrait pas négliger les pratiques qui seront à l’œuvre au sein des foyers. Alors que l’hiver et le froid sont présents, que la crise sanitaire n’en finit pas de se prolonger, les adultes pourraient s’enfermer davantage dans leur logement et contraindre leurs enfants à faire de même. Pourquoi évoquer à nouveau ces interrogations ? Marronnier informationnel ou évolution tangible dans les pratiques sociales et familiales ?
Quel usage du smartphone ?
Cet article de Vanessa Lalo concernant les usages « dérangeants » du smartphone au sein des relations privées ou professionnelles, même s’il n’apporte pas de grande nouveauté, conforte, en s’appuyant sur plusieurs études, l’idée d’un risque de dérive dans le comportement des adultes et désormais aussi de certains jeunes. Se laisser « dominer » par les notifications est la base d’un comportement qui progressivement modifie les formes de la socialité intrafamiliales et aussi parfois professionnelle. Rappelons toutefois que la sonnerie du téléphone fixe de jadis était presque toujours un signal de rupture du moment vécu. Ce qui a évolué, c’est la multiplication de ces alertes qui sont liées aux usages du smartphone, désormais connecté et associé à nombre de services en ligne.
Récemment, des adolescents nous rapportaient leur étonnement de voir l’attitude de leurs enseignants avec le smartphone. Certains d’entre aux n’hésitent pas à consulter leur écran régulièrement pendant les temps de classe, parfois même répondent à des notifications quand ils ne prennent pas en direct l’appel téléphonique en présence des élèves (au travail autonome… bien sûr). Si la question des urgences qui peuvent survenir est réelle, elle s’est déplacée et l’importance d’une notification n’a plus la même valeur que lorsqu’elles étaient rares, voire impossible. Voir arriver le CPE en plein cours pour extraire un élève ou un enseignant appelé suite à un incident parfois grave appartient souvent au passé et est désormais remplacé, souvent, par un départ précipité du fait de la réception d’un message d’alerte. Le sentiment d’urgence s’est modifié, la hiérarchie de l’importance des actes est contestée. Un élève engagé dans des jeux en réseaux avait même trouvé le moyen de se faire remplacer pendant un contrôle par un ami alors en récréation, pour ne pas perdre la place dans le jeu et le groupe auquel il appartenait.
Loin de ces urgences, il y a cette consultation compulsive de nos smartphones, avec ou sans notification. Certains logiciels de ces appareils établissent des statistiques de consultation et vous renvoient régulièrement votre niveau de consommation. L’analyse de ces statistiques sera sûrement la possibilité d’un regard plus fin sur nos comportements. Rappelons ici que Le ministre de l’Éducation de 1998 avait interdit le « téléphone portable et de tout autre équipement terminal de communications électroniques en classe. L’assouplissement de cette règle a été organisée ainsi : « la loi permet de prévoir des circonstances, notamment les usages pédagogiques, et des lieux dans lesquels le règlement intérieur autorise expressément l’utilisation d’un téléphone portable par les élèves. » (Article 511.5 du code de l’éducation). Mais cette loi, aussi respectée soit-elle, renvoie d’abord à une autre dimension, celle des usages immodérés des moyens numériques dans de nombreuses circonstances de la vie. Ainsi entend-on parler de sobriété numérique (aux deux sens du terme, écologique et sociale) ou encore de règles de bonne conduite, voire de règlement intérieur. Mais qu’en est-il au sein des familles, à la maison ?
Quel collectif en famille ?
La période des fêtes est aussi celle des cadeaux. Les plus jeunes font souvent des listes dans lesquelles tablettes et smartphone figurent en bonne place. On peut comprendre que des parents, soucieux de l’ouverture permise par certains usages, les autorisent et l’emportent sur les limites qu’ils peuvent entrevoir sur les perturbations et même les dérives qu’ils peuvent entraîner. Mais pour faire cela, encore faut-il examiner sa propre pratique en tant qu’adulte, parent. Car c’est pour nous un préalable indispensable : analyser sans complaisance nos propres pratiques et les effets qu’elles ont sur notre entourage proche. C’est à partir de cette analyse qu’un dialogue peut s’engager dans le cercle familial sur les « manières de faire », celles que l’on souhaite voir émerger, celles que l’on veut éviter. S’il vous est arrivé de vivre un entretien, en famille ou au travail, haché par des appels de l’un des deux protagonistes, vous avez sûrement pu déplorer « l’abandon » dans lequel vous vous retrouvez si l’autre engage une conversation orale ou écrite, pendant ce temps. Cette attitude lorsqu’elle se répète dans le cercle familial ne peut que développer une transformation progressive de l’équilibre interne : on passe du collectif à l’individu.
C’est un des enjeux de l’évolution de la vie de famille. Quel collectif est porté dans les pratiques quotidiennes à domicile ? Cette notion de collectif familial renvoie bien sûr aux anciens repas de famille d’il y a de nombreuses années, si ennuyeux pour les enfants. On pourra réécouter avec plaisir cette chanson (et l’album entier Week End and Co) de Gérard Delahaye (1982) « Repas de Famille » qui illustre si bien ces moments dans lesquels les enfants sont mis en dehors, mais au spectacle des adultes. Ce chanteur a par ailleurs de nombreuses compositions en direction des enfants qui renouvellent le répertoire des écoles maternelles… Alors qu’une scission s’opère entre adultes et enfants, se crée alors une représentation du collectif qui est en évolution avec les moyens numériques actuels. Donner à un enfant l’accès à ces moyens ne peut être un substitut à la nécessaire appartenance dont chacun a besoin pour construire son identité. Dans son livre Enfants et adolescents en mutation, Jean-Paul Gaillard (ESF 2009 – 2020) a montré la nécessité de ce collectif pour permettre la constitution de la personne, jusque dans les oppositions le plus souvent douces, mais parfois difficiles. Or c’est justement cette incapacité au dialogue, rappelée par Vanessa Lalo dans l’article évoqué ci-dessus, qui est la dérive à éviter.
Cette période des fêtes peut être l’occasion pour les parents et plus largement les adultes, d’interroger leur présence à leurs enfants, à leurs proches, aux autres. Si la citation tirée de la pièce « Huis Clos » de Jean-Paul Sartre peut être interprétée de manières différentes, « l’enfer c’est les autres », L’auteur rappelle ainsi que « c’est grâce aux autres que je peux avoir une connaissance, une conscience de qui je suis ». En élargissant ce questionnement à celui de l’institution éducative, on peut aussi interroger les pratiques enseignantes à l’aune du dialogue avec les élèves. Si l’école est un lieu de « séparation », c’est aussi un lieu de la construction de « l’ensemble ». Est-ce un autre ensemble qu’il s’agit de construire ? Probablement pas si l’on pense à l’éducation à la citoyenneté (numérique ou non) qui est non pas la tentative d’imposer un collectif depuis le haut, mais bien de permettre de construire ce collectif au sein de l’activité quotidienne de la classe. Tous les enseignants qui ont vécu ces voyages de classe au cours desquels on découvre « l’autre personnalité » des élèves, savent bien que le collectif est d’abord un partage et non pas une séparation. Comme le déclarait une étudiante de classe prépa, il y a plusieurs années, au lycée, on pensait que les enseignants étaient des opposants, dans la prépa, on ressent que les enseignants sont avec nous, à nos côtés. C’est ce sentiment qu’il nous semble à favoriser au sein des espaces éducatifs (scolaires ou familiaux), ce sentiment de co-construction qui doit permettre au jeune d’accéder à l’autonomie et à la responsabilité.
Bruno Devauchelle