« Je me trouve confrontée à un écueil de taille : donner les moyens à mes élèves de repérer quels éléments, dans une consigne s’appuyant sur un dessin géométrique, permettent de savoir si « on a le droit de mesurer ou pas », si « on peut dire que ça se voit ou faut dire des trucs de raisonnement ». C’est franchement difficile, ça ». Comment déduire ce qu’il faut faire ? Les maths, c’est aussi du langage ?
Sur un terrain mouvant
En cette fin de trimestre, je corrige des copies. Les bilans sont faits, et je rêve de « vraies » vacances, pendant lesquelles je travaillerai, forcément, à la période à venir et à de nouveaux aménagements à partir de ces bilans, mais qui auraient quand même un air de vacances. Le paquet qui sans doute est le plus crucial pour moi, c’est celui de sixième : nous entrons dans l’hypothético-déductif. Nous nous éloignons tranquillement (enfin, j’espère) de la géométrie instrumentée, en particulier, pour pénétrer dans le merveilleux monde de l’argumentation. Mais en même temps, nous avons appris à mesurer des angles. Et ça, c’est tout à fait instrumenté. Je me trouve donc confrontée à un écueil de taille : donner les moyens à mes élèves de repérer quels éléments, dans une consigne s’appuyant sur un dessin géométrique, permettent de savoir si « on a le droit de mesurer ou pas », si « on peut dire que ça se voit ou faut dire des trucs de raisonnement ». C’est franchement difficile, ça, et depuis des années, j’essaie de progresser.
On dirait que j’y parviens, ou alors mes élèves ont compris ou progressé sans moi, ce qui est fort possible. Dans les deux cas, c’est chouette. En tout cas, en sixième, c’est vraiment le moment d’un pivot : en cycle 4, les élèves auront pratiquement abandonné le tout instrumenté, ou ne le rencontreront que dans des circonstances rares et de ce fait bien étiquetées pour pouvoir être repérées. Avant, à l’école, certains élèves ont rencontré de l’hypothético-déductif, mais pas tous, et à des niveaux très différents. Là, en sixième, on est clairement sur un terrain mouvant, dans un entre-deux en même temps décisif et bien miné d’implicite. Il me faut transmettre des outils. Je suis particulièrement aidée en cela par la présence dans ma classe d’élèves du dispositif ULIS, d’élèves allophones, d’élèves autistes. Pour aider ces élèves, pour qui l’accès à l’information se fait différemment, je dois être particulièrement claire, et tout le monde en profite (même moi : parfois, je m’aperçois que j’ai mal conceptualisé quelque chose ou que mon langage est mou).
Comprendre la consigne
Dans cette dernière évaluation, sur les angles justement, j’avais à proposer des exercices instrumentés et d’autres non instrumentés. C’est très frustrant de voir des élèves passer à côté d’une consigne alors qu’on sait que peut-être, ils auraient su répondre s’ils avaient compris notre objectif. Lors des évaluations, je circule en permanence pour reformuler, vérifier, relancer. Mais certain(e)s arrivent à passer entre les mailles de mon attention : ils sont 29, dont beaucoup qui ont besoin directement de moi pour écrire ou lire, et moi, hé bien, je suis toute seule. J’ai donc bien réfléchi à mes consignes pour essayer de permettre à la majorité de mes élèves d’être les plus autonomes possible.
D’abord, je me suis appuyée sur ce que j’ai essayé de tricoter avec mes élèves : « en vraie grandeur », j’ai le droit de m’appuyer sur des mesures prises directement sur la figure. « En mesurant », « à l’aide de ta règle graduée », « à l’aide de ton rapporteur », aussi. En revanche, si des mesures sont portées qui ne correspondent pas à la réalité du dessin, je ne dois rien mesurer d’autre. Si les lignes droites sont tracées de façon « bloboltante » (c’est le terme scientifique, naturellement), cela indique aussi une figure d’étude, pas en vraie grandeur. Si des codages sont présents, c’est sans doute que la figure n’est pas non plus « pour de vrai », car sinon on n’aurait pas besoin de ces codages. Mais si la consigne comporte le verbe « sembler », c’est qu’on se trouve dans un autre cas un peu différent sur le plan conceptuel : on peut utiliser la figure, mais on va formuler une conjecture, assortie d’une estimation et sans doute d’éléments modélisants, argumentatifs. On est un peu entre les deux cas précédents. C’est vraiment compliqué, quand même, pour des collégiens tout neufs ! Nous avons catégorisé ces éléments de langage, pour la première fois en classe, à l’écrit. Habituellement, je les évoque à l’oral. Mais je voulais une trace, cette fois.
Ensuite, j’ai pensé le support visuel. Mes évaluations bilans ont toujours le même format et la même présentation : un A3 plié en livret, contenant les consignes et les espaces de réponses Pour commencer, j’ai posé sur des pages différentes de l’évaluation les exercices de géométrie instrumentée et les exercices d’argumentation. Visuellement, je sépare. En tournant la page, l’élève change de cadre géométrique. Il l’ignore, mais au moins il ne voit pas dans son champ de vision des exercices instrumentés et hypothético-déductifs en même temps.
Enfin, j’ai cogité sur les consignes. Je voulais proposer cette question, sans doute issue du manuel Sesamaths, sur lequel je m’appuie souvent : un angle est représenté aigu et porte la mention 100°. Qu’est-ce qui cloche ? ma réponse attendue est « cet angle semble aigu, ce qui n’est pas compatible avec une mesure de 100°, qui correspond à une mesure d’angle obtus ». Mais comment formuler ?
« Que penses-tu de ce dessin ? », trop vague. L’élève peut me répondre qu’il est noir, qu’il est bien fait, etc. « Ce dessin est-il juste ? Pourquoi ? » : c’est complexe, car qu’est-ce qui constitue le point de départ ? L’indication de mesure ou l’angle ?
Deux difficultés supplémentaires me sont apparues : la première est côté élève. Les points F et T sont placés par un trait qui coupe les demi-droites et le codage de l’angle, parfaitement inutile par ailleurs, est aussi un trait. Pas bon, ça. Mais en même temps, c’est intéressant de voir si ce trait-là va embêter les élèves, et comment ils l’interprètent Alors, je l’ai laissé et je me suis promis d’y être vigilante. Bon, en fait, cela a gêné deux élèves seulement, à ma connaissance, et encore : ils se sont dits qu’il manquait un nom de point à cet endroit, mais que ça aurait été bizarre pour l’un, et que c’était inutile pour l’autre.
La deuxième difficulté est côté prof : même si nous avons travaillé tout ceci en amont, qu’est-ce qui empêche les élèves d’utiliser le rapporteur, et qu’est-ce qui invalide cette démarche ? Rien. Alors, je vais indiquer dans la consigne qu’on doit le faire sans rapporteur. J’étais sûre que les élèves joueraient le jeu, et ils l’ont fait.
J’en suis finalement revenue à ma consigne. J’ai décidé d’intituler l’exercice « estimer un angle » pour donner une idée de la compétence concernée, et d’allouer clairement le droit à l’estimation. Puis j’ai bien indiqué « semble », et interdit le recours au rapporteur. Et puis j’ai précisé que la figure semble fausse et centré l’action sur l’explication : « Explique », pas « constate ».
Et puis j’ai construit les autres exercices de la même façon : angles, proportionnalité, tableur, aires et périmètres, géométrie spatiale, droite, demi-droites, segments et appartenance. Autant vous dire que cela me prend un certain temps. Au moins, je connais bien mon contenu et mes objectifs avant de corriger, ce qui me fait sans doute gagner du temps ensuite.
Et puis les élèves ont composé. Et là, bonheur. Toutes et tous ont répondu, et si je n’ai pas encore vérifié toutes les réponses, toutes sont satisfaisantes ou exactes. En voici trois exemples.
Notez le choix des mots : « semble », « je pense », et tout bien argumenté. En plus, « il/elle », magnifique.
Alors là, « petit » est trop peu précis. Petit par rapport à quoi ? Il aurait fallu se référer à la comparaison avec l’angle droit. De même, l’angle obtus est convoqué sans lien avec le 100°. Mais on voit que l’élève a compris l’idée et raisonné correctement. Il faut encore préciser les éléments de justification. Le « ça m’étonnerait » est très bien : l’élève prend avec lui la réflexion, la ramène à lui (ou elle, je ne sais plus).
« Il me semble », parfait. Nous avons bien fait de travailler explicitement le langage : les élèves utilisent les éléments que je leur ai donnés. Ici, changement de façon de voir : l’angle est faux, la mesure est considérée comme l’information juste. « à vue d’yeux » traduit l’estimation.
Je suis très contente des écrits, mais il reste une question dans cet exercice : qu’est-ce qui est la référence, finalement ? Pour moi, c’était la mesure, car je demandais « pourquoi la figure est-elle fausse ». De nombreux élèves ont considéré que c’est la mesure qui est fausse, le dessin étant le point de départ. En même temps, ils viennent de mesurer beaucoup, beaucoup d’angles à partir de dessins, et en ont tracé, mais moins. Les deux versions sont justifiables, je pense, mais je vais en débattre avec elles et eux à la rentrée tout de même.
Mais avant cela, je termine ces corrections et je prends des vacances…
Claire Lommé