« On peut douter que les « concertations dans les établissements » proposées par le ministère de l’EN pour la mise en place de « l’École du futur » conviant d’autres acteurs que les enseignants à la construction d’un « projet d’école » puissent renforcer le statut des enseignants et contribuer à leur valorisation ». Coordinateurs d’un important dossier sur la reconnaissance des enseignants (Éducation et Sociétés n°48), Pascal Guibert, Régis Malet et Pierre Périer reviennent sur ce sujet à la lumière des récents développements. Ils montrent comment l’expertise enseignante est contestée. Le métier leur échappe.
Le récent dossier d’Éducation & Sociétés que nous avons dirigé témoigne d’un intérêt pour les questions de reconnaissance qui ne cesse de croître, et qui s’expriment notamment sous l’angle des luttes de la reconnaissance de groupes sociaux vulnérables (personnes en situation de handicap, migrants, personnes âgées…) ou de métiers de la relation à autrui qui sont de plus en plus en souffrance et « en tension » (hôpital, aide à la personne, enseignement…). La question de la reconnaissance croise ainsi des enjeux de justice, d’intégrité et de dignité au travail qui sont très sensibles dans un contexte d’accroissement des inégalités sociales. En France, des mouvements comme Pas de vagues, Stylos rouges ou, sur un plan plus global, le mouvement des Gilets jaunes, en sont des expressions emblématiques. La reconnaissance interroge aussi l’évolution des formes d’organisation du travail et les effets sur les individus au travail des changements, en lien avec les enjeux de souffrance au travail, de prévention des risques psychosociaux, et de leur pendant : la qualité de vie au travail. On s’intéresse précisément à ce thème de la reconnaissance dans ce qu’il croise à la fois des variables objectives –statuts, niveaux de formation, de rémunération… – et des dimensions à la fois plus immatérielles et symboliques comme le prestige, ou plus subjective et morale, permettant de qualifier un sentiment de reconnaissance.
La reconnaissance des enseignants, un problème global ?
L’enseignement, longtemps considéré comme une profession à forte valeur sociale et assez prestigieuse dans de nombreux pays, est désormais de plus en plus associé à l’incertitude des missions, à l’inadaptation de l’école aux transformations de la société, à l’inadéquation de la formation.
Les relations entre le revenu et le prestige d’une profession ne sont pas à négliger sur ce plan, car elles renseignent sur la valeur accordée à une activité dans nos sociétés. La reconnaissance dans le monde enseignant renvoie à la fois à des questions d’estime, de prestige, mais aussi de conditions d’exercice et d’un sentiment croissant, un peu partout, de perte de sens du travail.
Or on sait que lorsque les enseignants perdent le sens de leur travail et le pouvoir d’organiser leur propre travail, lorsqu’ils ne se considèrent plus reconnus à la mesure de leur engagement, alors le risque de fuite est élevé et la profession devient beaucoup moins attrayante pour les jeunes. Cela a été montré dans de nombreux pays, avant la France, qui est peut-être sur ce plan à un tournant. Ainsi, dans beaucoup de pays, la désaffection pour l’enseignement contribue à la flexibilisation du travail des enseignants, menaçant de modifier la perception que la société a d’eux, et qu’elle s’accompagne souvent d’une privatisation croissante de l’offre éducative. Ce qui produit des transformations dans les modalités de recrutement des enseignants, de formation, aussi bien que dans les modalités de contractualisation, et de définition de leurs missions… Les notions d’accompagnement du changement, d’autonomie, de leadership ne fleurissent jamais autant que dans ces contextes de désaffection pour une profession et de sa précarisation. C’est aussi en ayant à l’esprit cet agenda global pour la profession que nous approchons ce thème.
De la dégradation objective au malaise subjectif des enseignants en France
En France, plus encore que dans d’autres pays européens, le sentiment d’un manque de considération à l’égard du métier d’enseignant s’est installé depuis plusieurs années chez les enseignants. Ce sentiment s’exprime de manière encore plus sensible dans l’enseignement secondaire. Les enquêtes Talis signalent ce phénomène préoccupant, qui voient près de 95 enseignants français de collège sur 100 considérer que leur métier n’est pas valorisé (avant-dernière place dans les pays de l’OCDE…). Au-delà d’un diagnostic sombre bien connu, la question posée porte sur les sources, les dimensions, les effets de la reconnaissance chez les enseignants du second degré. Sur la base d’enquêtes menées dans plusieurs académies, nous avons cherché à comprendre comment s’articulent le sentiment de reconnaissance par les enseignants et la façon dont la reconnaissance du travail est construite et mise en scène par les médias, la hiérarchie, les syndicats, ou encore les parents d’élèves.
Diversité des sources de reconnaissances des enseignants
La question de la reconnaissance s’inscrit dans une condition objective, liée notamment au statut et contexte d’enseignement, mais elle se forge et s’exprime de manière subjective, au travers de la considération accordée par autrui et de la valeur de soi dans son activité professionnelle. Dans le cas des enseignants, ce sont notamment les élèves, les parents, les représentant de l’institution (corps d’inspection) qui portent le regard d’autrui sur le métier. Le poids qui lui sera donné s’exprime d’autant plus fortement que l’identité professionnelle est plus incertaine, moins tenue par les cadres collectifs et les valeurs qui assuraient l’unité et la solidarité du corps enseignant. L’analyse du sentiment de reconnaissance des enseignants montre cependant la nécessité de différencier cette reconnaissance par autrui, qui forge une image, de la reconnaissance professionnelle pour soi qui s’enracine dans l’exercice même du métier.
La reconnaissance entre image du métier et rapport au métier
En effet, sans grande surprise, un fort consensus se dégage parmi les enseignants de notre enquête (plus de 2000 enseignants du second degré) pour déplorer le manque de considération de la part des médias, des politiques, ou de l’opinion publique. Cette reconnaissance par autrui, ou image perçue du métier par les enseignants, prend la forme d’un jugement très négatif sur leur travail dont plus de 90 % estiment qu’il est « peu » ou « pas du tout » reconnu par les différentes sources citées. On peut encore ajouter que 62 % estiment subir cette même déconsidération de la part des parents. De tels résultats montrent la perte de confiance et de soutien vécus par les enseignants du secondaire, mais ils n’ont pas le rôle déterminant joué par les facteurs de reconnaissance professionnelle pour soi, qui construisent le sentiment de sa valeur personnelle dans le métier. Celui-ci prend appui, d’un côté, sur la capacité que l’enseignant s’attribue à gérer sa classe et faire réussir ses élèves et, de l’autre, sur la considération qu’il estime être en droit d’obtenir de la part de l’institution en termes notamment de salaire et de carrière. Cette perspective permet de ne pas surestimer le poids des images ou sources externes de reconnaissance tout en soulignant le rôle des politiques institutionnelles de reconnaissance de l’investissement des enseignants dans leur travail et les attentes qui en découlent.
Des profils d’enseignants inégalement reconnus
Une analyse typologique a permis d’identifier différents groupes d’enseignants selon la valeur qu’ils s’attribuent dans leur métier et la reconnaissance que l’institution leur accorde. Elle fait apparaître des expériences contrastées, inscrites dans des conditions d’enseignement variables, mais qui ne se déduisent pas de façon systématique de tel ou tel facteur. Ce sont des combinaisons de facteurs qui construisent le sentiment de reconnaissance professionnel pour soi. Deux groupes d’enseignants s’opposent radicalement. D’un côté, les enseignants accomplis (21,8 %), ayant à la fois le sentiment de réussir dans leur métier et de bénéficier d’une juste reconnaissance de l’institution et, de l’autre côté, les enseignants désenchantés (14,4 %), plus jeunes et manifestement en difficulté dans l’exercice du métier, se disant ni soutenus ni considérés. Un groupe d’enseignants critiques (36,5 %) rassemble les plus investis dans le métier tout en étant aussi les plus enclins à dénoncer les manquements de l’institution. Un dernier groupe dit contrarié (27,3 %) décrit des enseignants peu critiques à l’égard l’institution, mais exprimant une forme de malaise sinon de souffrance dans l’exercice du métier au quotidien, vécu sur un mode plus solitaire. Ce rapide aperçu des expériences professionnelles et du sens donné au métier témoigne à la fois du caractère individualisé du sentiment de reconnaissance et de la difficulté de le transformer en objet de revendication et de lutte collective.
Expression d’un déficit de reconnaissance professionnelle
La nature du déficit de reconnaissance professionnelle s’exprime par un chiffre : 23 % d’entre eux citent comme principale difficulté du métier, « le manque de reconnaissance par l’institution de leur investissement professionnel ». C’est à partir de ce constat et des résultats des enquêtes internationales (Talis) montrant, par exemple, que 7 % des enseignants (niveau collège) pensent que leur métier est valorisé contre 18 % pour la moyenne européenne (29 % en Angleterre et 45 % en Australie), que nous avons cherché à explorer le sentiment de (non) reconnaissance chez les enseignants du second degré.
Une lutte pour la reconnaissance au niveau de l’établissement
L’enquête par entretiens (N=70) a permis de montrer, au niveau des établissements, l’existence de relations interpersonnelles entre acteurs de l’établissement (collègues, équipes de direction, parents, voire dans certains cas partenaires extérieurs) à l’origine d’une lutte pour la reconnaissance. Ainsi, en fonction de l’histoire de l’établissement, des parcours des acteurs, du rapport aux hiérarchies (interne et externe, l’organisation des établissements, y compris spatiale), nous avons observé que dans certains contextes se constituent des configurations valorisantes et dans d’autres, ces rapports de forces internes ne profitent qu’à un groupe d’enseignants au détriment des autres.
Labilité du sentiment local de reconnaissance professionnelle
Cette lutte locale pour la reconnaissance oblige les enseignants à puiser dans leurs ressources personnelles. Ce travail des acteurs sur eux-mêmes accentue la dimension affective, personnelle et émotionnelle du métier. Ainsi, notre enquête montre aussi que ces organisations internes sont labiles : mouvement de personnels ; interprétations locales de nouvelles réformes ; attentes des élus locaux, conséquences des inspections ; changements de publics et de l’offre scolaires…
Un affaiblissement du statut professionnel
Si le niveau national constitue toujours un cadre prescriptif global pour le métier d’enseignant, ce cadre est désormais trop pluriel, voire trop contradictoire pour proposer des repères de reconnaissance stables. En France, les facteurs structurels et organisationnels peuvent expliquer que ce sentiment de non-reconnaissance est plus élevé que dans d’autres pays : salaires bas, recrutement massif de stagiaires et de contractuels, réformes mal préparées, absence d’écoute… En effet, l’organisation hiérarchique et culturelle des établissements protège moins les enseignants, ce qui renforce encore leur sentiment d’insécurité.
École du futur et reconnaissance
Dans ce contexte, on peut douter que les « concertations dans les établissements » proposées par le ministère de l’EN pour la mise en place de « l’École du futur » conviant d’autres acteurs que les enseignants à la construction d’un « projet d’école » puissent renforcer le statut des enseignants et contribuer à leur valorisation. En effet, il peut sembler curieux de demander aux entreprises locales et/ou aux parents leur avis sur des choix pédagogiques ou un projet d’établissement sans auparavant revaloriser le statut des enseignants, notamment par l’amélioration des relations avec leurs hiérarchies. Le risque n’est-il pas que les enseignants voient encore leur expertise contestée par des non-spécialistes ? Et que la très faible reconnaissance professionnelle dont ils estiment bénéficier vienne diminuer l’attractivité déjà très faible de cette profession ?
Pascal Guibert, Régis Malet et Pierre Périer
Guibert P., Malet R. et Périer P. (dir.) Les enseignants et la reconnaissance professionnelle, Éducation et Sociétés 2022/2 (n°48).
Guibert P.; Périer P.; Le Coz A.; Malet R. ; Maleyrot E.; Troger V. ; Urbanski S., (2019). La construction de la reconnaissance professionnelle chez les enseignants du second degré. [Rapport de recherche] Paris: DEPP-MEN