‘Pourquoi est-ce si dur d’aimer ?’ demande une belle jeune fille troublée à une femme âgée au visage ridé. Nous sommes non loin d’un village du Nord-est de la Tunisie, dans un verger arboré et lumineux, au milieu de femmes et d’hommes, saisonniers recrutés à la journée pour la cueillette des figues par le jeune donneur d’ordres et propriétaire de la terre fertile. « Sous les figuiers », premier long métrage de fiction de Erige Sehiri, réalisatrice et productrice franco-tunisienne, nous fait vivre de l’aube au crépuscule une journée de travail agricole, dans un ‘huis clos à ciel ouvert’ voulu par la cinéaste. Un espace ambivalent mêlant les obligations du salariat précaire, les occasions de rencontres rares entre filles et garçons, les confrontations avec les anciens, sur fond d’oppression sociale et de prégnance du patriarcat. Porté par un regard délicat, attentif et généreux, le film, au style naturaliste et documenté, à la mise en scène associant une grande maîtrise et une incroyable liberté, prend des allures de ‘conte’ à la manière d’Eric Rohmer, mettant au jour les désirs et les rêves secrets d’une jeunesse tunisienne entravée, femmes en tête. Un portrait subtil et lumineux d’une nouvelle génération, pétrie de contradictions, en quête d’épanouissement, résistante à l’enfermement d’une société cadenassée.
Le ballet des corps, rituels du geste, dangers du salariat précaire
La lueur de l’aube découpe à peine les pleins et les déliés de la campagne qui se déploie en plan large. Bien vite, la caméra se concentre sur le rassemblement de femmes et d’hommes, jeunes et vieux, en attente sur le bord de la route. Leur patron, casquette à l’envers et ordres brefs, les incite à monter rapidement sur la plateforme arrière : tous y grimpent prestement, aidant les vieilles femmes au corps usé qui s’y hissent avec difficulté. Deux camionnettes traversent ainsi les paysages qui se révèlent à nous dans la simplicité de leurs lignes.
Ces journaliers viennent ainsi effectuer la cueillette des fruits au cœur d’une plantation de figuiers, de grands arbres aux branches fragiles et aux larges feuilles apportant ombre et fraîcheur relatives dans la chaleur de ce vaste verger progressivement baigné d’une lumière intense. La répartition des taches nous apparaît peu à peu au fil des mouvements d’une caméra mobile accordant aux gestes de chacun proximité physique et attention soutenue. Les anciens (à l’arrière-plan le plus souvent) se voient attribuer le tri des figues récoltées pour les unes, le conditionnement des cagettes pour les autres. Aux jeunes, en duo, la cueillette elle-même, aux garçons perchés en hauteur les fruits les plus inatteignables, plus bas, les filles dédiées à la réception dans des paniers. Sous la double surveillance du patron circulant entre les différents groupes, et de Leïla, une femme âgée ayant accepté pour quelques dinars de dénoncer les flagrants délits de vol (il se trouve qu’il y en a). D’autant qu’aux ouvriers et ouvrières agricoles, s’ajoute Abdou, parti à Monastir, ville côtière et touristique, et de retour au village. Et orphelin en conflit avec son oncle pour l’héritage d’une terre.
Ce lieu de toute beauté, ressemblant à un jardin d’Eden, concentre cependant les enjeux des conditions difficiles d’un salariat saisonnier sans contrat de travail avec la peur de la faute (casser des branches précieuses par exemple), la hantise du renvoi et le risque du harcèlement sexuel en particulier pour les jeunes femmes de la part du propriétaire auquel sa position hiérarchique ‘accorde’ le droit de cuissage. L’une des salariées fait preuve sous nos yeux d’une résistance farouche à des tentatives insistantes d’attouchement et nous tourne le dos fièrement en s’enfonçant dans la touffeur arborée et en réajustant sa chevelure et sa coiffe.
Le mouvement souterrain du désir à fleur de peau
C’est justement dans l’ambivalence de ce même espace ‘paradisiaque’ que la caméra d’Erige Sehiri s’attarde au plus près des visages frémissants et des corps troublés des jeunes filles (et de quelques jeunes hommes). C’est ici que tous trouvent, loin des barrières sociales et morales imposées à l’extérieur, un lieu d’échange entre filles où se formulent parfois envies franches, reproches ouverts, rivalités ou jalousies et… manifestations touchantes d’affection sororale. Un lieu aussi de rencontres rares avec les garçons, premiers amours de jeunesse retrouvée, amis de cœur, ‘flirts’ ou compagnons par affinité d’un jour… Même si l’une fustige la minauderie d’une autre face à une présence masculine, nous percevons le caractère extraordinaire offerte par cette activité estivale propice au rapprochement sensuel des corps et des cœurs. Nous songeons au marivaudage, en tout cas aux ‘choses qu’on dit’, aux ‘choses qu’on fait’ chères au cinéaste Emmanuel Mouret même si la réalisatrice elle-même revendique davantage l’inspiration d’un autre cinéaste français, Abdellatif Kechiche. Les protagonistes de « Sous les figuiers », les jeunes filles en premier lieu, pratiquent en effet à mots couverts, dans des modulations vocales allant du murmure au cri l’art de l’esquive. Et au-delà des murmures, des moues ou des larmes perlant sur un visage, affleurent des peines enfouies, des espoirs refoulés, des désirs d’apaisement ou des élans sensuels retenus. Parfois, des moments de grâce surgissent et installent une autre temporalité : pendant les pauses de déjeuner collectives, au bord d’une crique, lors de la vision fugitive d’une jeune fille cheveux défaits assise de profil au pied d’un arbre. Ou lorsqu’un garçon et une fille, qui se sont déjà connus, communiquent entre eux par quelques frôlements de leurs bras et de leurs mains, des gestes infimes qui valent tous les mots de tendresse de la terre.
La mise en scène chorale comme une partition musicale
Finalement, un miracle se produit « Sous les figuiers » : nous aimons tous les personnages, jeunes ou vieux, fragiles ou autoritaires, délatrice sélective ou voleur forcé. Comme dans un film de Jean Renoir, ce n’est pas tant que chacun ait ‘ses raisons’, c’est que la réalisatrice les accueille tous et transcende leur modeste parcours individuel en les rattachant au collectif que la fiction chorale construit pas à pas, un conte ‘naturaliste’ inscrit lui-même dans le contexte social et économique d’un pays, terre natale d’une cinéaste à qui le père a transmis l’amour fertile des figuiers.
La mise en scène chorale ne nous offre pas seulement un pertinent portrait de groupe à travers l’observation à la loupe –dans ses contradictions, ses oppositions, sa hiérarchisation sociale et sexuelle- d’une petite communauté rurale du Nord-est tunisien. Elle invente, par les moyens spécifiques de l’art cinématographique, une partition qui ne se réduit pas à la musique créée avec finesse par Amine Bouhafa, une partition où les attitudes, les ‘couleurs’ portées, les intonations de voix, le phrasé de la langue (arabe particulier dans cette région d’origine berbère) des personnages (incarnés par des acteurs non professionnels remarquables) ajoutent leurs notes. Avec ses coscénaristes, Ghalya Lacroix et Peggy Hammann, la cinéaste conçoit en effet un script en mouvement, fruit de la part d’improvisation laissée aux acteurs à partir d’un tournage en extérieur avec une seule caméra mobile et en lumière naturelle (à charge pour la directrice de la photographie Frida Marzouk d’en capter les déclinaisons infimes).
Le déroulement de l’action nous paraît dans un premier temps accompagné essentiellement par le bruissement des feuilles épaisses des figuiers et le chant des oiseaux, le contenu des paroles demeurant presque en arrière-plan dans la bande-son. Progressivement, des ponctuations musicales imaginées par le compositeur modulent certains temps forts, lyriques, mélancoliques, joyeux ou dramatiques en utilisant la variété des instruments et l’amplitude des sonorités ainsi produites. Les quelques chants, portés par les femmes (populaires ou contemporaines) ajoutent par petites touches la voix humaine au concert sonore d’ensemble. Et le chant final entonné (presque) collectivement dans la camionnette du retour au terme d’une journée de travail nous remet en mémoire toutes les traces laissées en nous par les métamorphoses des différentes intonations de voix entendues sous les figuiers. Comme si, du doux murmure au cri rageur en passant par le chant des larmes ou l’éclat des rires jusqu’au grondement de colère, Sana, Fidé, Melek, Mariem, Leila…Hneya, Ghaith, Abdou, Saber, Firas et les autres, constituaient les pièces maîtresses de la partition. Autrement dit : regardons et écoutons « Sous les figuiers » comme un hymne vibrant aux aspirations profondes de la jeunesse tunisienne d’aujourd’hui. Avec des jeunes femmes vulnérables en figures de proue d’une résistance sans ostentation.
Samra Bonvoisin
« Sous les figues », film de Erige Sehiri-sortie le 7 décembre 2022
Sélection ‘La Quinzaine des réalisateurs’, Festival de Cannes 2022