À l’origine, les jeux de balle permettaient aux hommes d’entrer en contact avec les dieux. L’enjeu était de solliciter leur bienveillance. Le ballon était considéré comme un astre et les joueurs des êtres cosmiques. La décapitation de l’un d’entre eux était, au terme du déroulement du jeu, une caution accordée aux forces créatrices. Aujourd’hui, ils sont inscrits dans le cadre de la vie ordinaire. L’enjeu est de gagner l’affrontement. Le ballon est l’objet qui attise toutes les convoitises. Les joueurs sont de simples pratiquants adeptes des plaisirs du jeu. C’est un spectacle populaire qui se déroule dans un lieu singulier. Ils offrent l’opportunité aux femmes et aux hommes d’échanger entre eux.
La coupe du monde de football, parce qu’elle concentre une série de rencontres dans un pays hôte, est l’occasion de s’interroger sur la nature de ces différents échanges.
Entre joueurs, les échanges sont liés à la gestion du rapport de force. Ils communiquent dans un contexte où ils doivent à la fois attaquer et défendre. Les actions qu’ils entreprennent, dribbler/passer, s’imbriquent avec les déplacements des autres joueurs. L’ambition partagée est de faire pénétrer le ballon dans la cage adverse tout en protégeant la sienne. Certes, les enchaînements de dribbles et de passes s’adaptent à l’évolution mouvante de la présence des adversaires et des partenaires, mais en arrière-fond, ils sont mis en partition. Chaque équipe, suivant ses forces et ses faiblesses, parfois son histoire, fixe les contours d’un style de jeu. Il peut valoriser la défense plutôt que l’attaque, la conservation du ballon plutôt que la récupération et/ou la passe plutôt que le dribble. Cette communication entre joueurs est codifiée. Mais ce codage est heureusement troublé par des fulgurances, des gestes, des actions, des buts invraisemblables qui deviennent réalité. Ils peuvent rester uniques, voire enrichir le patrimoine langagier d’une équipe ou du jeu.
Mais ce qui se déroule sur le terrain se donne à voir. Spectacle vivant, le football suscite des échanges entre le jeu et les spectateurs. Plusieurs foyers de discussions apparaissent. Ils peuvent se concentrer sur les subtilités du jeu et/ou sur ses enjeux. Dans le premier cas, ils rassemblent des spécialistes. Dans le second, ils fédèrent des supporters. Les spécialistes partagent, souvent, dans la polémique, leurs points de vue à propos de l’expression rationnelle du jeu. Ce sont des déchiffreurs. Les supporters sont exposés à leurs ressentis. Ils échangent au gré des émotions partagées. Ce sont des partisans. La nature des intérêts défendus diverge. Dans un cas, les accords et les différends portent sur l’expression du jeu. Elle appelle la distance et l’objectivité. Dans l’autre, l’enjeu reste la défense de l’équipe encouragée. Elle impose l’immersion et le parti pris. Les deux peuvent se conjuguer.
Une compétition sportive se déroule sur un territoire. De fait, il s’expose aux regards des citoyennes et citoyens des autres pays. Les débats débordent l’aspect purement sportif et deviennent politiques. Ils questionnent la place et le rôle des femmes et des hommes dans le pays organisateur. Deux registres d’échanges se distinguent. Les premiers défendent l’idée que le sport doit être détaché de tout lien avec la politique. Cette position est intenable. Trop d’exemples dans le passé prouvent le contraire. Il arrive même que ceux qui défendent cette position soient les premiers à l’utiliser quand ils en ressentent la nécessité. Les seconds, joueurs, spectateurs et ceux qui sont plus éloignés de l’évènement saisissent, en fonction de leur niveau de conscience politique, cette opportunité pour rappeler et défendre les droits élémentaires des femmes et des hommes dans le cas où les faits prouvent qu’ils ne sont pas respectés. Ils se positionnent et s’expriment sur le terrain, dans les tribunes et à l’extérieur des stades en jouant sur une variété de registres allant du boycott à des actions symboliques comme un geste, un brassard, un drapeau, ou plus réalistes, une conférence de presse, une affiche, une tribune.
Cette coupe du monde, comme les précédentes, alimente une diversité d’échanges. Entre footballeurs, entre spectateurs et footballeurs et entre citoyens. Il est question de jeu, du destin des équipes ou des conditions de vie des femmes et des hommes qui vivent dans le pays d’accueil. Ces débats se déroulent sur le terrain, dans les tribunes et dans la société. Il ne s’agit pas d’en valoriser un au détriment des autres. Tous doivent être présents et méritent d‘être animés. Ils font la richesse de ces grandes manifestations sportives. Les paroles partagées permettent, le temps d’une compétition, de créer du lien entre des femmes et des hommes qui, en dehors de ces circonstances, se trouvent éloignés. Elles provoquent le partage et l’actualisation d’une commune culture à la fois ludique, partisane et politique.
L’école ne peut pas s’exclure de ce moment de communion. Compte tenu des valeurs qu’elle défend, de la culture commune qu’elle valorise, de la richesse des éclairages disciplinaires dont elle dispose et de la possibilité qu’elle offre à tous d’avoir une pratique et une observation raisonnée du sport, elle doit être un lieu privilégié dans lequel cette diversité d’échanges doivent se poursuivre entre élèves et professeurs. La coupe du monde de football est une opportunité à saisir pour vivre, réfléchir et débattre sur ce qui donne sens et consistance à ce qui nous lie et nous sépare.
Travert Maxime
Professeur des universités
Aix-Marseille Université
• Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation (Inspé)
• Institut des Sciences du Mouvement (ISM), UMR7287, CNRS