Et si l’écriture scolaire prenait d’autres formes et supports que l’écriture sur copies doubles ? Au lycée Maximilien Perret d’Alfortville, Françoise Cahen a expérimenté avec ses 1ères un Objet Scolaire Non Identifié : le vidéopoème. Cette écriture créative est multimodale, à la fois visuelle, textuelle et audio. Elle suscite l’engagement de la génération YouTube, fait vibrer jusque dans les classes une poétique contemporaine, transforme les représentations que les élèves se font de la littérature. L’enseignante témoigne de sa stupéfaction et de son émotion devant la qualité des vidéopoèmes produits par les élèves. Et si on abordait enfin à l’École les rivages des nouvelles textualités et littératures numériques ?
Qu’est-ce qu’un vidéopoème ?
Il s’agit d’une nouvelle forme poétique très contemporaine, qui s’inscrit dans ce que Gilles Bonnet a appelé la « LittéraTube », c’est-à-dire de la littérature sur Youtube. Elle associe donc des images, la plupart en mouvement, mais pas toujours, et un texte, lu, ou écrit, ou les deux à la fois. Un des fers de lance de cette nouvelle forme vidéo de littérature est François Bon, mais c’est aussi tout un groupe d’autrices et d’auteurs qui cherche à se fédérer, à échanger autour de leurs créations. Les premières rencontres de la LittéraTube ont eu lieu en mai 2022 à Cergy. Par ailleurs, un projet de recherche universitaire important intitulé LiFraNum mené à Lyon avec le labo Marge cherche à répertorier toutes les nouvelles formes de littérature numérique et peut nous aider à saisir les contours très nouveaux de ces créations.
Comment avez-vous amené les élèves à se familiariser avec un format littéraire si novateur et singulier ?
J’ai d’abord montré aux élèves les œuvres de trois vidéopoètes en leur projetant en classe un ou deux exemples de vidéos tirées de séries que j’affectionne particulièrement : la série « Je t’aime comme » de Milène Tournier, la série « Les heures miroirs » d’Anh Mat, la série « Instantanés » de Gracia Bejjani. Nous avons observé ces œuvres, pour essayer de voir de quelle manière elles étaient construites, ce qui frappait les élèves, quelles idées ils pourraient retenir pour construire leurs propres vidéopoèmes ensuite, par exemple des prises de vues de la ville non pas esthétiques, mais ordinaires, des déambulations qui structurent l’œuvre, des anaphores (« Je t’aime comme » pour Milène Tournier), l’absence de rimes, un phrasé assez neutre, une esthétique accumulative, l’utilisation de phrases saisies dans la vie de tous les jours qu’on détourne poétiquement… Nous avons fait une liste de toutes ces idées. Je pense que des professeurs qui voudraient étudier plus longuement les vidéopoèmes, pourraient facilement entrer en contact avec ces créateurs et créatrices, très ouverts au dialogue.
Comment avez-vous amené les élèves à produire leurs propres vidéopoèmes ?
J’ai opté pour des consignes assez libres, parce que je ne voulais pas les brider excessivement : je voulais entendre leur propre personnalité s’exprimer librement. Je leur ai demandé de s’inspirer des observations que nous avions faites sur les vidéos que nous avions vues pour réaliser leur propre vidéopoème pendant les vacances. Je leur ai précisé que s’ils le souhaitaient, je ne montrerai à personne ces créations, car il pouvait s’agir d’élèves pudiques qui ne voulaient pas que leur parole poétique soit montrée à tout le reste de la classe. Pendant la dernière partie de la séance en classe, les élèves ont commencé à noter leurs idées pour créer, pendant les vacances, leurs propres vidéopoèmes. Ils étaient bien plus doués que moi pour le montage et les musiques. On peut bien sûr conseiller un site de musique libre de droits comme « auboutdufil.com », un site d’images à monter s’ils ne veulent pas prendre leurs propres photos comme « pixabay ». Et pour ceux qui ne savent pas quel outil de montage utiliser, on constate que les élèves utilisent par exemple Powerdirector, vivavideo, ou même TikTok. Certains ont fait un simple diaporama avec du son, cela fonctionne aussi.
Quel regard portez-vous sur leurs différentes créations ?
J’ai été stupéfaite par la qualité des réalisations, et au-delà d’une réaction admirative devant les trouvailles, la maîtrise technique, j’ai été émue, car j’ai même pleuré d’émotion à plusieurs reprises, ce qui n’est pas si fréquent quand on regarde un travail d’élève. Je peux donner trois exemples d’élèves qui ont accepté de partager leur vidéo : Inès a fait un travail sur des photos de vacances qui proposent un refrain « l’heure tourne » avec un mouvement tournant de caméra assorti à ces paroles. C’est très doux, harmonieux. Mélanie, qui est une élève extrêmement discrète en classe, a réalisé des prises de vues originales de notre ville d’Alfortville, et dans une esthétique qui peut faire penser à la mélancolie d’Anh Mat, elle a quelque-chose de Mallarméen. Quant à Rayane, c’est peut-être l’élève qui m’a le plus surprise, car je m’étais un peu habituée à son absence d’investissement en classe : or, pour ce travail, il a choisi le thème de l’hésitation, en exploitant un bel effet accumulatif et anaphorique. Il mêle les hésitations les plus insignifiantes et les plus métaphysiques, celles qui engagent toute une vie et qui, à l’adolescence, paraissent si vertigineuses… comme les paysages virtuels qu’il a choisi d’associer aux paroles.
Il s’agit là d’un Objet Scolaire Non Identifié qui sort de nos représentations et de nos usages : comment avez-vous intégré ce travail au programme ? que répondriez-vous à des collègues qui vous diraient que de telles créations sont impossibles à évaluer ?
Ce travail pouvait pleinement être intégré au parcours poétique sur « la boue et l’or » parce que les vidéopoèmes proposés prenaient appui sur des images urbaines du quotidien des trois artistes pour les métamorphoser en poésie : l’alchimie poétique se fait par la vidéo !
Bien sûr, j’ai évalué généreusement ces créations que les élèves tenaient à se voir noter, notamment parce que cela leur a demandé un travail conséquent. Ils sont nombreux à m’avoir remerciée pour ce projet. Cela n’est pas plus difficile à évaluer que n’importe quelle création artistique demandée par les professeurs d’arts plastiques avec lesquels on peut d’ailleurs tout à fait collaborer à cette occasion. Mon évaluation s’est faite par des messages personnalisés envoyés par mails qui soulignaient pour chacun tout ce que j’avais particulièrement aimé dans leur vidéo, et par ailleurs ce que j’avais pu considérer comme des petits défauts.
À la lumière de l’expérience menée, en quoi vous semble-t-il particulièrement fécond d’introduire dans l’enseignement du français les nouvelles textualités et littératures numériques ?
Cela en vaut vraiment la peine : on découvre les élèves autrement à la lueur de leur créativité, parce qu’ils ont parfois des compétences en matière de vidéo, que nous n’avons pas nous-mêmes forcément. Et c’est la même chose avec d’autres supports numériques, d’ailleurs. Et puis, on peut considérer que pour ceux qui sont moins à l’aise avec ces supports, cela peut être une occasion de s’y confronter, ce qui peut être très utile plus largement. Il y a à cette occasion une entraide assez belle à voir entre les élèves les plus compétents techniquement et ceux qui ont plus de mal. L’ordinateur est aussi un livre et un stylo, puissance 1000, à cause de l’hybridation possible des formes, de la connectivité, de la collaboration. Notre but de professeur de lettres est bien que nos élèves connaissent Baudelaire, Louise Labé, ou Victor Hugo, et je n’abandonne pas ces exigences culturelles classiques par ailleurs, mais il faut montrer que la poésie d’aujourd’hui est aussi en train de s’écrire, qu’elle n’est pas un matériau mort, et cela passe par la découverte de la culture littéraire numérique d’aujourd’hui. À l’occasion de ce projet, les élèves sont devenus des poètes qui ont inventé leurs propres formes, et qui sait ? peut-être que certains seront marqués par cette première expérience.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Exemples de créations d’élèves
La série « Je t’aime comme » de Milène Tournier