Parmi les crises qui se succèdent, nous n’avons pas encore vécu celle qui pourtant pourrait bien arriver : Internet en panne durablement. Dans le système scolaire, et à entendre les responsables nationaux, cette question ne semble pas se poser. On parle de « Cloud souverain » depuis qu’on a découvert la domination des grandes entreprises américaines, mais on ne parle pas de l’absence de connexion au cloud via l’accès à Internet. Cet « allant de soi » qu’est la connexion à Internet est pourtant fragile et récente. Fragile, car dans de nombreuses situations, en classe, les enseignants et les élèves ont bien du mal à se connecter. Récente, car l’accès à Internet n’a guère plus de vingt-cinq ans, et encore à petite vitesse pendant de nombreuses années et parfois encore aujourd’hui. Pour le dire autrement, nous avons d’abord utilisé l’informatique dans l’enseignement en travaillant en local, sans connexion externe et parfois sans réseau interne. Donc, on savait faire… mais pourrait-on revenir en arrière ?
Après l’École sans l’École…
Le 17 mars 2020, personne n’imaginait que l’enseignement en face à face dans une présence physique commune des enseignants et des élèves pouvait ne plus être possible et qu’il faudrait imaginer un autre fonctionnement, en ligne, celui-ci. Et pourtant cette difficulté a été surmontée, au moins partiellement. Le choc a été tel que nombreux sont les chercheurs qui se sont découverts une appétence pour discuter de ces technologies alors qu’ils en ignoraient les contours et les possibilités. Nombreux sont les enseignants qui ont découvert la visioconférence, les espaces de partage en ligne et même, pour certains, les réseaux sociaux numériques. Quant aux élèves, ils ont rapidement compris ce qu’ils pouvaient faire de la situation : s’adapter au contexte de vie familial (si c’est possible) et repenser son engagement pour les apprentissages scolaires (décrochage). Les familles, enfin, ont ouvert une nouvelle fenêtre sur l’école et ses métiers, alors qu’elles en ignoraient une large part. Si Internet n’avait pas existé, qu’aurions-nous fait ?
Ce qui est intéressant, c’est de noter que nombre de personnes ont souhaité un retour au temps d’avant. Celui d’une sorte d’évidence insouciante de l’institution scolaire dans sa forme la plus traditionnelle. Ce qui est paradoxal, c’est que dans le même temps, par l’accès à Internet (quel qu’en soit le canal), on a imposé à la société et à l’institution scolaire le « tout en ligne » ou presque. Cela s’est bien sûr appuyé sur des logiques commerciales, financières et techniques dont l’impact, bien qu’accepté, est pourtant important. Alors que l’on nous berce de réflexions sur la sobriété numérique, on nous contraint à vivre « connecté ». Nous avons même transformé des pans de notre culture humaine pour donner la place à ces machines et services qui ont amené à des transformations du vivre ensemble et du faire société.
La société du ici et là
Ce que nous souhaitons apporter aux débats, c’est l’idée qu’une crise pourrait bien amener à un arrêt durable d’Internet (parmi d’autres services électriques probablement) et que dans le cadre d’une approche des situations de risque, nous prenons en compte celui-là. Les militaires, qui ont porté Internet sur les fonts baptismaux dans les années 1960, ont pensé en partie cette situation, ne serait-ce que par l’architecture en réseau d’Internet (Arpanet). De récents évènements, guerre, volonté politique d’étouffer des oppositions, ont opté pour cette solution de suppression de l’accès à Internet. Or pour envisager cette situation dans l’école, il suffirait de repenser à l’informatique scolaire d’avant Internet (et peut-être aussi du Minitel). D’une société de communication médiatisée, nous reviendrions à une conception d’une société du présent, du ici et là, d’un humain physiquement accessible. Mais avec l’accès au savoir et à l’information limité et les possibilités de communication proches et lointaines très fortement réduites.
L’École peut se passer d’Internet
Si nous revenons à la salle de classe, nous nous apercevons que les enseignants ont gardé, pour la plupart, une partie de leurs habitudes de la vie en présence sans connexion. Certains même y sont contraints, non Internet n’est pas toujours accessible dans la salle de classe et le wifi est parfois absent. Or ces habitudes sont basées sur des pratiques centrées sur la présence physique, cette unité créée par la forme scolaire : créer des lieux hors de la rue, hors de la famille, hors de la campagne, pour regrouper les enfants et leur transmettre ce que les adultes décideurs pensent qu’il faut tenter d’inculquer aux enfants avant leur entrée active dans la société. Ce qui a changé avec la généralisation massive des moyens numériques depuis une quinzaine d’années, c’est que l’école peut ne pas être un lieu clos et que même en cas d’impossibilité physique, il est quand même possible de poursuivre l’action éducative. Et, particularité nouvelle, cette action peut aussi se mener jusque dans le « territoire familial ». Cependant, cela ne peut se réaliser que si enfants, parents, enseignants et institutions scolaires se mettent d’accord sur les intentions et éventuellement les finalités.
La possibilité d’un Internet en panne n’affecterait qu’une petite partie du système scolaire et universitaire. Certes, cette partie serait particulièrement affectée et menacée par ce problème, mais la grande majorité du système pourrait fonctionner, comme elle a su le faire même pendant le confinement pour ceux qui n’avaient pas accès à Internet. Sur le plan pédagogique et didactique, les enseignants peuvent se passer d’Internet dans une majorité de cas. Même si des regrets pourraient s’exprimer de ne plus pouvoir, rapidement, accéder à des sources documentaires variées, les pratiques sans connexion pourraient, sans difficulté, se poursuivre. C’est presque le paradoxe que nous ont proposé les deux dernières années : utiliser Internet et pouvoir s’en passer.
Désynchroniser
L’avènement d’Internet grand public aux environs de 1995 en France a lancé une période d’engouement massif. Si l’éclatement de la bulle Internet en 2000, 2001 aurait pu nous alerter, la machine à connecter était lancée. Le système scolaire n’a cessé de s’appuyer dessus pour développer ses actions, encouragé par un pouvoir politique à la recherche « d’optimisation » de ses services avec des coûts moindres. Mais l’enseignement n’est pas un service comme les autres : son histoire et son cadre réglementaire ont permis le contrôle de plus en plus optimisé par les moyens numériques, et dans le même temps la continuation de l’activité scolaire et universitaire sans aucun ou peu de moyens numériques (pour ce qui est enseignements eux-mêmes). Le spectre de l’enseignant numérique à distance n’est pas entré dans les faits, même s’il traine depuis longtemps dans les esprits critiques. L’arrivée de la logique du « nuage » n’a pas amené à s’interroger réellement sur la dépendance que cela pourrait imposer aux usagers. En continuant de développer les solutions et services pour l’enseignement basé sur le nuage et la connexion, nous avons ouvert une porte sans imaginer qu’elle pourrait se refermer.
L’enseignant construit dans sa classe, son établissement, des modalités de travail qui le soumettent de plus en plus au risque d’un Internet défaillant. Si l’on ne rend compte de la présence de ces moyens que lorsqu’ils ne fonctionnent pas, ce ne doit pas être une raison pour envisager cette situation. Pour ce qui des usages du numérique en classe, il faut conserver à l’idée que l’on peut l’utiliser sans avoir besoin de connexion à Internet. Mais cela oblige à plusieurs transformations : toutes les applications et ressources doivent pouvoir être installées en local dans l’établissement, voir sur le poste de l’enseignant et celui des élèves (s’ils en ont). La transmission des données ne peut plus se faire en synchrone, il faut donc organiser la possibilité de désynchronisation. Le contrôle institutionnel doit renoncer à son rêve de toute puissance à distance. Pour le dire autrement, il est indispensable qu’avec mon ordinateur, ma tablette et même mon smartphone, je puisse envisager d’en utiliser une bonne partie des fonctionnalités et des applications ; que je ne sois pas obligé d’être connecté à un quelconque accès à Internet ; que je puisse gérer localement toutes mes données et ressources…
Au moment où l’on parle de cloud souverain, de solutions Moodle, d’Environnement Numériques de Travail, de formation à distance des enseignants, il serait temps d’imaginer, à l’instar d’un hôpital ou d’une collectivité piratés, par exemple, que le risque de rupture existe et qu’il faut l’envisager avant qu’il ne s’impose dans la panique et l’urgence. La crise de la covid a montré que tout pouvait se trouver modifié en très peu de temps, la gestion anticipée des risques, sans pour autant tomber dans le catastrophisme, doit faire partie de notre façon de penser…
Bruno Devauchelle