« L’école accueille tous les enfants, mais comment s’adapte-t-elle à chacun ? » ATD Quart Monde interroge ses militants sur leur parcours scolaire et ce qu’il faudrait changer dans l’Ecole. Si le livre se veut positif et s’il montre des pistes pour faire évoluer les choses, les enseignants n’en sortent pas indemnes. De l’ignorance de la grande pauvreté à la mise à l’écart de certains enfants, dans les classes ou, pire, par le fonctionnement de l’institution, ce livre multiplie les exemples de maltraitance. On pourra retenir ce constat. Ou on pourra constater les très fortes attentes des parents qui vivent la grande pauvreté envers l’Ecole qui reste leur seul outil pour rompre l’enfermement dans la pauvreté. La colère et ces attentes sont au niveau des espoirs mis dans l’Ecole. Après le rapport de JP Delahaye et celui de MA Grard au CESE, cet ouvrage rappelle la nécessité de faire évoluer rapidement l’Ecole. MA Grard témoigne de cela dans cet entretien.
« On ne se rend pas compte du monde qu’il y a entre les parents de milieu populaire et les enseignants » explique Vincent, une des personnes qui témoignent dans l’ouvrage. Le but du livre, c’est cette prise de conscience ?
Oui. Le livre veut éviter de continuer à creuser le fossé entre les parents de milieu populaire et les enseignants. Il veut tenter de les relier davantage. Les parents, qui témoignent dans ce livre, qui sont des militants d’ATD Quart Monde, ont tous eu des parcours scolaires difficiles. Ils croient dans l’Ecole. Mais ils disent qu’il faut du temps pour oser parler aux enseignants et évoquer leurs attentes. Parler de leurs enfants, de leurs difficultés n’est pas simple.
Parmi les expériences qui reviennent dans ces témoignages, il y a celle de la mise à écart. « Ils m’ont mise de côté » dit Jacqueline en parlant de son entrée en 6ème. « Ils connaissaient déjà les membres de ma famille et m’ont jugé ». C’est un livre qui accuse les enseignants ou un système ?
On n’est pas du tout dans des accusations. Ils sont dans le constat. Ces militants d’ATD Quart Monde témoignent de leur parcours scolaire, difficile et douloureux. Mais chacun fait des propositions pour l’Ecole. Ils souhaitent qu’elle ouvre grand ses portes à leurs enfants et petits enfants. Ce sont des personnes qui s’investissent dans l’éducation au-delà de leurs enfants. Ils passent des journées à observer l’école, des week-ends à travailler avec nous pour mieux comprendre l’Ecole et faire comprendre les blocages que leurs enfants continuent à rencontrer. Ils veulent que l’Ecole change.
Leur critique de l’Ecole est à la hauteur de l’importance qu’elle a pour eux ?
Pour ces familles, l’Ecole est très importante. C’est elle qui permet à leurs enfants d’avoir une vie meilleure. S’il y a des familles qui croient dans l’Ecole pour avoir une place dans la société, ce sont bien ces familles. On peut prendre le témoignage de Franck cité dans le livre. Il dit très fort qu’il a été blessé et mis de côté pendant son parcours scolaire. Mais il suit de près celui de ses enfants. Et c’est à la demande d’un de ses enfants qu’il a discuté avec les enseignants. Depuis, il n’a cessé de travailler sur les questions d’éducation avec nous. On sent chez lui combien son parcours scolaire a été douloureux et violent et combien cela lui est difficile d’en parler. J’ai conscience que des témoignages du livre sont violents pour les enseignants. Mais je veux montrer ce que vivent trop d’enfants dans le système scolaire aujourd’hui. Sans accuser. Mais en affirmant qu’il faut que ça change pour que tous les enfants puissent réussir.
Dans ces témoignages, il y a une forme de transmission de génération en génération des problèmes avec l’Ecole. Peut-on casser cette transmission ?
Il y a cette transmission. Sauf que l’on voit que quand les parents se mettent debout et osent rencontrer les enseignants, quand ils échangent sur le parcours scolaire de leur enfant, cela change. Elodie, par exemple, dit « on veut que nos filles aient le choix ». Et pour cela, elle se bat. « Je ne lâcherai rien » dit-elle.
Des points forts reviennent : le rôle des devoirs, du confinement. Peut-on cibler des pratiques qui élargissent le fossé au lieu de le refermer ?
C’est sûr que faire ses devoirs quand les conditions matérielles ne sont pas réunies, par exemple quand on n’a pas un coin dans un logement pour travailler et revoir ses leçons, c’est un problème. Il y a aussi la question du temps : les parents ont-ils le temps de faire faire leurs devoirs aux enfants par exemple quand ils ont des horaires décalés ? Quand on a eu soi-même un parcours scolaire difficile, comment oser faire faire ses devoirs à ses enfants, par exemple quand soi-même, on a du mal à lire et écrire ?
Pendant le confinement, l’Education nationale a défini une « continuité pédagogique » qui était d’une violence incroyable. Elle a demandé aux parents d’assurer cette continuité alors qu’elle ne parle jamais pédagogie avec eux. C’est incroyable !
Dans le livre Elodie et Vincent témoignent de cette période. Vincent dit qu’il devait apprendre les divisions à sa fille avec une méthode qu’il ne connaissait pas. Mais il savait que s’il faisait autrement, sa fille serait montrée du doigt. Les parents ont eu une grande angoisse pendant le confinement que leurs enfants se retrouvent encore plus décalés. Beaucoup de jeunes ont alors quitté l’Ecole encore plus tôt que d’habitude. Je suis très inquiète des conséquences de la covid dans ces familles.
Les Segpa sont vivement critiquées dans l’ouvrage. « Ce ne sont pas des classes pour apprendre, mais des classes pour faire patienter » dit Franck. Est-ce juste ?
C’est son ressenti. Évidemment, ce n’est pas valable pour toutes les Segpa. Mais au niveau national, 63% des jeunes qui en sortent n’ont rien : pas de diplôme, pas d’inscription, pas d’avenir. On ne dit pas qu’il faut fermer les Segpa. Le problème est plus en amont. Il faut former les enseignants aux pédagogies qui permettent à tous les enfants de réussir. Il faut les former à la connaissance des milieux sociaux défavorisés pour qu’ils soient plus à l’aise avec ces enfants qui viennent d’une réalité éloignée de la leur.
Sur quels points l’Ecole doit-elle progresser ?
Pendant la covid, les familles défavorisées ont vécu des choses difficiles. Les enseignants aussi. On a tous été marqués. Mais à aucun moment l’institution scolaire n’a permis aux enseignants d’en parler, d’analyser entre eux ce qui s’était passé. Il faudrait pourtant avoir plus d’attention au quotidien des enseignants et à leurs questions. Il faudrait aussi améliorer leur formation pédagogique. On ne les forme pas dans la formation initiale aux pédagogies permettant la réussite de tous. L’Education nationale expérimente la pédagogie de la coopération à certains endroits, mais elle ne généralise pas. Les enseignants n’habitent plus les quartiers où ils enseignent. Ils devraient être formés à la connaissance de milieux sociaux différents. Comment pourraient ils comprendre des parents qui se battent pour leur survie, pour manger le soir , pour avoir un toit pour la nuit ?
Il y a eu votre rapport au CESE, le rapport de JP Delahaye. Les lignes ont elles bougé ?
J’espère qu’elles ont bougé. JP Delahaye et moi nous ne ménageons pas notre peine pour rencontrer des enseignants. On leur explique ce que vivent les familles et ce qu’il faut changer en classe. Mais l’École n’a pas assez bougé. C’est évident.
ATD a lancé le CIPES. De quoi s’agit-il ?
La recherche CIPES choisit l’inclusion pour éviter la ségrégation. Elle a démarré en 2019, juste avant le confinement, dans une quinzaine d’écoles maternelles et élémentaires. Elle veut mieux comprendre l’orientation scolaire des enfants de familles défavorisées qui, dès la fin de la maternelle ou dès l’école élémentaire, sont orientés vers des filières spécialisées qui ne leur permettent pas de développer leur intelligence et de choisir leur avenir. Des syndicats (Snuipp fsu, Se Unsa, Sgen Cfdt), des mouvements pédagogiques (Gfen, Icem, Crap, Fnaren, Agsas) et les trois fédérations de parents (fcpe, Peep, Appel) y participent. On est soutenu par l’Education nationale dans les écoles : elles ont des aménagements horaires pour effectuer cette recherche. Un chercheur est associé à chaque école. Il la suit et réfléchit avec les enseignants. Chaque école a la possibilité de suivre des séances d’analyse de pratiques avec l’Agsas et des formations. On travaille régulièrement avec les chercheurs et des militants d’ATD Quart Monde. Ces personnes, qui ont l’expérience de la grande pauvreté, observent les classes, rencontrent les enseignants pour mieux comprendre comment ça se passe.
Propos recueillis par François Jarraud
Marie Aleth Grard (dir.). Quand les sans-voix parlent de l’école. L’égale dignité des invisibles. Editions Le Bord de l’eau. ISBN 9782356879004. 10€