Alors que tous les décideurs et autres politiques déclarent lutter contre les inégalités, principalement sociales, pourquoi cela ne produit pas les effets attendus ? On le sait, les écarts entre les propos et la réalité commencent d’abord dans l’analyse, puis se poursuivent dans les intentions énoncées, et, semble-t-il, ne parviennent pas à les réduire. Une des manières de faire est de segmenter les inégalités pour tenter de les résoudre à une échelle suffisamment réduite pour espérer être efficace. Une autre manière de faire consiste à tenir des discours généraux sur tel ou tel aspect inégalitaire, mais sans jamais rentrer réellement dans l’action concrète. L’exemple de l’école est à ce sujet particulièrement inquiétant.
Le numérique et la dégradation de la place de l’École dans la société
La création de réseaux numériques de toutes sortes dès les années 1970 était porteuse d’une utopie égalitariste. Cette idée se base sur la perception de cloisonnements qui sont autant de moyens de ségrégation qu’il s’agirait de supprimer dans une sorte d’espace babélien (l’utopie était présente alors, mais combattue par Dieu lui-même). Internet serait-il alors cette tour prétentieuse dont le langage HTML et le protocole TCP IP seraient les fondements. L’observation de la société humaine en ce moment sur la terre pourrait rappeler ce que ce texte annonce : l’éclatement en une multiplicité de langages qui ne se comprennent plus, ce que l’on peut traduire par l’émergence de solutions informatiques concurrentes et incompatibles à l’échelle de la planète, comme par exemple les logiciels de Réseaux Sociaux Numériques. Si l’on en juge par les différentes interprétations de ce texte biblique (Genèse 11.1-9), il semble bien que la « punition » faite aux hommes repose sur les différences et questionne donc les inégalités. L’humain serait ainsi appelé à rechercher la disparition des inégalités, mais pas des différences. Peut-être peut-on voir dans certaines thèses transhumanistes une résurgence de cette utopie de Babel, mais sous une autre forme, l’humain éternel… Cette manière de penser le monde semble faire tache d’huile dans des cultures très différentes a priori. Le progrès technique, porté par l’informatique et plus largement le numérique, en ce moment, continue de faire émerger ces visions, alors que, dans le même temps, les alertes sur les problèmes liés à ce progrès technique se multiplient.
Oui, l’informatique et le numérique confortent les inégalités qui existaient auparavant. Parfois même, ils les amplifient… ou les prolongent. On peut interroger l’attitude du monde scolaire depuis plus de cinquante années. En hésitant constamment sur les finalités de l’informatique et du numérique à l’école, les spécialistes des politiques éducatives ont progressivement disqualifié la place de l’école et de ses acteurs au sein de la société. On peut oser cette hypothèse : le désintérêt pour la profession d’enseignant de même que la dévalorisation de la représentation sociale de ce métier peut être mise en parallèle du développement du numérique dans la société. Le thème central de cette hypothèse repose sur la question de la massification. À partir du début des années 2000, c’est une lente descente aux enfers : en refusant la mise en œuvre du B2i puis du C2i (et C2i2e en 2013) alors qu’elle était dans la loi, la puissance publique n’a pas vu venir cette dégradation de la place de l’école face au développement du numérique dans la société et en particulier de sa massification depuis environ 2010.
Et pourtant, c’est dans les lieux d’enseignement qui s’adressent aux élèves les moins reconnus dans le monde scolaire (enseignement spécialisé, professionnel, agricole, etc.) que les initiatives ont été les plus nombreuses et les plus porteuses d’espoir. Mais toujours sans parvenir à faire en sorte que le système éducatif ne parvienne à réduire les inégalités. Et pour cause, ces sections d’enseignement sont par avance en situation de marginalisation. Pourquoi la mise en place de Sciences Numériques et Technologies ne touche que les lycées généraux et technologiques et pas les autres filières ? Pourquoi aussi, la philosophie est-elle mise de côté en dehors de ces filières générales et technologiques ? Pour le dire autrement, l’école n’avait pas vraiment envie de résoudre ces inégalités structurelles et le numérique, pourtant porteur de cette utopie, n’a pas franchi la porte des établissements scolaires comme élément à prendre en compte pour lutter contre les disparités de toutes natures, de prendre en compte les différences.
Le numérique vecteur d’inégalités
Que faire alors ? Les politiques se sont appuyées, pour le scolaire, depuis toujours sur les piliers : équipement, formation, ressources. Avec l’arrivée du Web se sont ajoutés les infrastructures et surtout la question des contenus accessibles qui par leur ampleur (quantité d’information) et leur fluidité (publications, interactions et commentaires) ont imposé une « Éducation à », l’EMI renforcée depuis le début de l’année 2022. Les initiatives publiques se sont succédé au fil des ans, donnant l’impression d’une indécision ou plutôt d’un flou décisionnel. Et pourtant la technologie a aussi guidé les choix. Si en 1985 il fallait des salles informatiques avec des équipements lourds, en 2020 la mobilité individuelle (Équipements Individuels Mobiles) semble s’imposer. Les précurseurs tel le département des Landes sous l’impulsion de son président Emmanuelli ou encore les réseaux buissonniers du Vercors ont montré qu’il y avait des possibles. Pascal Marquet et Jérôme Dinet en donnent un précieux compte rendu (une recension historique et scientifique) dans leur article » Les premiers usages d’un cartable numérique par les membres de la communauté scolaire : un exemple en lycée. » Tous, dans leurs propositions datant de la fin du XXè siècle, axent le développement du numérique scolaire autour des équipements individuels mobiles et des réseaux numériques accessibles et utilisables.
En 2022, les initiatives se poursuivent, mais des inflexions semblent se faire. Le fameux projet Hollande de 2015 (équiper tous les collégiens d’un EIM) a été réactivé à l’occasion de la crise, mais surtout en lycée, accompagnant ce qui était déjà commencé avant (en Île-de-France ou dans le Grand Est). Dans le même temps, les initiatives gouvernementales (Socle Numérique d’équipement par exemple) ou encore le projet Bâti Scolaire (en particulier pages 191 – 196 sur le numérique) ou même Territoires Numériques Éducatifs (TNE) expriment cette timidité des politiques nationales par rapport aux politiques locales… Le numérique éducatif doit être d’abord une affaire de pratique effective des élèves et non pas de manière privilégiée la pratique des enseignants. Mais pour que cela se développe, il reste encore un long chemin à parcourir. Même si les intentions sont intéressantes, elles restent encore timides.
Rappelons ici cette définition (cf l’article précédemment cité de P Marquet et J Dinet) : l’Université de Savoie a déposé cette définition pour « Cartable électronique » auprès de l’Institut National de la Propriété Intellectuelle (INPI) : « un ensemble de services et de contenus éducatifs placés sur une plate-forme accessible quel que soit le type de terminal informatique, poste fixe ou nomade, depuis le collège, le domicile ou un point d’accès public. […] Ce bureau virtuel est destiné aux élèves, à leurs enseignants et à leurs parents. ». Cette approche qui date maintenant de plus de vingt années mériterait une attention nouvelle de la part des décideurs politiques. Car derrière se trouve une vision globale qui repose sur un constat, le numérique comme fait social total, et donc une vision pour une école qui permet à chacun de comprendre et de s’approprier les évolutions en cours sans risquer d’être soumis à des forces de pression extérieures au monde scolaire et propres au monde économique et financier. Et sans non plus chercher à faire systématiquement de nos jeunes de futurs bras informaticiens pour l’industrie. Car pour les jeunes, la question est ailleurs : comment habiter ce monde ? Comment en connaître le fonctionnement ? Comment y participer en connaissance de cause ? Et surtout, comment ne pas subir le rouleau compresseur d’un système inégalitaire qui, après s’être appuyé sur le livre et sur l’écrit, s’appuie désormais sur le numérique et le multimédia/multimodal.
Bruno Devauchelle