Et si les élèves transformaient l’étude d’une œuvre en enquête journalistique ? C’est le pari stimulant d’Audrey Lorre, professeure de français au collège Boris Vian à Mézidon-Canon dans le Calvados. Au début d’une séquence sur Les Misérables de Victor Hugo, elle offre à chaque élève une carte de presse, transforme la classe en salle de rédaction, confie aux groupes un dossier comprenant plusieurs extraits. Les élèves vont mener l’enquête pour éclairer le parcours d’un personnage, faire des recherches autour d’un thème (l’enfer des bagnes, le travail des enfants, la place des femmes …), rédiger des articles, réaliser des interviews fictives … Par-delà le plaisir du jeu de rôles, l’appropriation de l’œuvre ou la découverte des techniques journalistiques se construit alors une posture : celle d’un élève-chercheur qui considère la littérature comme une possibilité d’engagement dans le monde.
Vous faites de votre classe « une classe investigation » : qu’entendez-vous par là ?
L’objectif avec cette appellation est de plonger l’élève dans la posture d’un journaliste et de s’interroger sur des thématiques universelles. A travers l’œuvre étudiée en 4ème, Les Misérables de Victor Hugo, les élèves vont découvrir la société du XIXème siècle et s’interroger sur sa représentation et son évolution. Ainsi, ils en arriveront à la conclusion que les thématiques décrites par l’auteur sont universelles et malheureusement toujours d’actualité.
Plonger les élèves dans une posture différente, c’est jouer un rôle, c’est gommer les a priori. Dès lors que le nouveau chapitre a été annoncé, ils ont reçu une carte de presse. Nous avons évoqué les différents métiers et mis l’accent sur l’investigation menée par les journalistes pour couvrir une information. Par ce biais, l’appréhension d’étudier un roman a vite été éclipsée.
Pour chaque article à rédiger (4 au total durant la séquence), ils ont reçu un dossier avec différents extraits, ils ont pu s’associer en classe par 2, 3 ou 4. Je leur ai dit que la classe n’était plus, mais que nous étions dans une salle de rédaction. Dès lors l’espace leur appartenait. Ils pouvaient se lever, se déplacer, utiliser tous les outils à disposition comme les tablettes ou même le tableau blanc. Par exemple, un groupe l’a recouvert d’une frise chronologique retraçant le parcours de Cosette. Ce fut intéressant de les voir travailler dans cette posture.
Comment par exemple mettez-vous les élèves en situation d’investiguer sur le personnage littéraire qu’est Jean Valjean ?
Pour découvrir le personnage de Jean Valjean, j’ai sélectionné de nombreux extraits jalonnant l’œuvre permettant ainsi de mettre en lumière son parcours. La consigne était pour eux de constituer un dossier de presse intitulé « Cash investigation : dans l’enfer des bagnes » en rencontrant un homme injustement condamné. En groupe, ils se sont séparés les textes à lire et mis en avant ce qui pouvait pousser un homme à commettre l’irréparable. En parallèle, les journalistes en herbe ont mené des recherches documentaires pour en savoir davantage sur les bagnes, les gardes-chiourmes, les conditions de vie …
Le travail d’investigation permet d’enrichir la connaissance du contexte historique et social : de quelle façon ?
Lors de cette étude des Misérables, les élèves ont écrit plusieurs articles : « Dans l’enfer des bagnes », « Fantine, chronologie d’une femme du peuple », « Cosette, interview d’une enfant martyre »… L’objectif était à chaque fois de découvrir différents extraits, de s’interroger sur les intentions de l’auteur et d’appréhender un autre écrit journalistique.
Avec l’article sur Fantine, il s’agissait de mener une enquête de terrain et d’écrire une tribune sur la place des femmes au XIXème. Cette enquête allait permettre d’appuyer la défense de Fantine lors de son procès pour prostitution et voie de fait. Les élèves étaient engagés et de beaux articles ont été écrits. En apprenant la mort de Fantine, des cris de révolte ont retenti dans la classe. Cette activité d’investigation les a questionnés sur l’évolution de la place de la femme dans notre société.
Lorsqu’ils ont dû rédiger puis enregistrer l’interview de Cosette, en parallèle des textes, ils ont fait des recherches sur le travail des enfants au XIXe siècle et sur l’évolution de leurs droits. Forcément, ces recherches amènent une réflexion sur notre époque.
Les élèves sont invités aussi à réaliser une interview audio de Cosette : quelles sont les démarches pour que cette interview soit réussie ?
Une fois encore, ils ont découvert plusieurs extraits retraçant le parcours de Cosette. La consigne était de réaliser l’interview de Cosette désormais adulte et luttant pour le droit des enfants grâce à son groupe de soutien. Comme à chaque exercice, ils ont bénéficié d’un livret avec les extraits et d’une fiche consignes les guidant vers l’écriture des questions-réponses puis l’enregistrement de leur interview avec la web radio du collège (léger anachronisme qui nous sera pardonné). Pour commencer, ils ont découvert les textes extraits des Misérables mais aussi un extrait de Mélancolia et du Discours sur la Misère d’Hugo. Ils ont relevé les informations utiles à la rédaction de leurs questions puis ont complété cette analyse par des recherches documentaires sur le travail des enfants au XIXe et sur l’évolution des lois en France. Nous avons en commun dégagé des thèmes pouvant être évoqués dans l’interview : son enfance, son placement chez les Thénardier, la mort de sa mère, la maltraitance …. pour aller ensuite vers son engagement d’adulte : lutter pour le droit des enfants et un changement profond de la société. Il a fallu réfléchir à l’organisation des questions pour aboutir à une conclusion et surtout à une revendication.
En quoi le travail mené vous semble-t-il favoriser aussi une appropriation des processus et écritures journalistiques ? Avec quels profits pour les élèves ?
Croiser l’étude de l’œuvre et l’écriture journalistique a permis d’engager une réflexion sur le chapitre suivant, sur « Informer, S’informer, déformer ». Avec ces questions de société, ils se sont profondément engagés dans le processus d’écriture et ont découvert la tribune, l’interview, le dossier de presse et le fait divers. Ils se sont réellement mis dans la peau d’un journaliste pour en arriver à la conclusion, qu’un journaliste sérieux doit faire beaucoup de recherches avant de rédiger son article, qu’il lui faut écrire, se relire, modifier, amplifier, se concerter… Le fait qu’ils aient leur carte de presse leur a donné une autre posture que celle de l’élève qui fait un exercice pour le professeur. Ils ont soigné leur rédaction, pris soin de leur mise en page, choisi un titre accrocheur, signé de leur plume d’auteur…
Vous avez même réalisé une adaptation du jeu de société « Les Loups-garous de Thiercelieux » : de quoi s’agit-il ?
En mai, j’ai découvert que ma classe y jouait énormément lors de notre voyage Erasmus en Grèce. En les voyant, j’ai eu envie, pour clôturer l’étude de l’œuvre et rencontrer de nouveau les personnages de créer une version « Le Loup Garou des Misérables ». Avec l’aide de 4 élèves, en secret, nous avons listé tous les personnages, réfléchi aux rôles, aux règles… Lorsque je suis arrivée en classe avec la version imprimée, plastifiée ce fut un beau moment et de nombreuses parties. Le plus beau a été leur réaction face aux personnages « Ah M. Thénardier est un loup, c’est logique ». La prochaine fois, je compte faire créer le jeu aux élèves car la recherche du personnage pour le bon rôle est intéressant et éclaire l’œuvre.
A la lumière de votre expérience, en quoi vous semble-t-il intéressant de mettre ainsi les élèves, face à des œuvres littéraires, en situation de recherche et d’enquête ?
Cela fait un long moment que j’essaye toujours d’approcher l’œuvre différemment. Pour étudier la Parure de Maupassant, je les plonge dans une simulation globale avec nouvelles identités dans un immeuble haussmannien au XIXe ; pour étudier Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor les 3èmes deviennent des lecteurs qui écrivent une fanfiction, c’est-à-dire, qu’ils vont rédiger toutes les lettres qui selon eux vont manquer à l’œuvre, y ajouter des fac-similés pour renseigner sur l’époque… : cela suppose donc une lecture et une analyse minutieuse de l’œuvre. Lorsque je veux qu’ils rédigent des lettres de Poilus, une fois encore, je leur distribue une nouvelle identité mari/femme, père/ enfant ; soldat/ marraine de guerre et ils doivent s’écrire, se lire, se répondre…Pour la rentrée, avec les 5èmes, je m’engage sur une simulation globale : « Vivre au Moyen Age » où ils deviendront des chevaliers/ chevalières, des artisans, des marchand(e )s ….
Selon le public, on ne peut pas arriver avec l’œuvre dans les mains et leur dire : « aujourd’hui, nous allons lire et étudier un extrait des Misérables ». On sait qu’ils ne seront pas tous réceptifs, certains peuvent être totalement réfractaires alors que par la simulation, le jeu, le changement d’identité, ils entrent vite dans le nouveau projet. Devenir journaliste et éclairer la situation des « misérables » en France, c’est enfiler une autre casquette que celle de l’élève. Ils sont jeunes mais on sait qu’ils ont soif de justice et ont bien conscience des inégalités qui se jouent.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut