Favoriser l’engagement dans la lecture et la créativité de l’« adolescent formaté par un carcan scolaire qui fait primer l’injonction d’obéissance » : serait-ce un défi impossible à relever ? C’est le travail qu’osent pourtant mener bien des professeur.es, documentalistes ou de lettres, par exemple Stéphane Fontaine, enseignant au lycée Germaine Tillon à Montbéliard. Ses élèves de 2nde sont amenés à devenir pleinement sujets lecteurs en passant progressivement de fiches de lecture traditionnelles à des carnets de lecture personnalisés, multimédias et interactifs. Pour forger des élèves engagés dans la lecture, « il est impératif de pratiquer les œuvres littéraires et de se les approprier en les désacralisant. »
Votre projet annuel invite d’abord les élèves à réaliser des fiches de lecture de facture « classique » : sur quelle œuvre et avec quelles consignes ?
Nous avons travaillé sur 6 œuvres durant l’année, en lien avec les séquences travaillées et avec le double objectif d’acquérir une pratique de lecture régulière et de créer un corpus pour travailler un sujet d’essai ou de dissertation en fin d’année. Au programme : Le malade imaginaire de Molière, Le dernier jour d’un condamné d’Hugo ou La ferme des animaux d’Orwell, Le colonel Chabert de Balzac, Balzac et la petite tailleuse chinoise de Daï Sijie, L’île des esclaves de Marivaux, La peste de Camus. La première fiche a permis de s’approprier le modèle et les attentes de l’exercice, la seconde a été mise en ligne de manière accompagnée sur le blog de l’ENT ECLAT-BFC ; la troisième a été publiée de manière autonome, les cinquième et sixième devaient être composées avec des enrichissements (audio, images, vidéo, hyperliens) et les deux dernières ont été travaillées de manière plus créative sous la forme d’un diaporama multimédia et d’une conversation dans une messagerie instantanée.
J’ai ainsi imaginé une progression allant d’un exercice très connoté scolairement vers une expression plus créative tant sur le fond que sur la forme, laissant de plus en plus place à des émotions et des interprétations personnelles.
Comment avez-vous exploité ces fiches individuelles pour créer des interactions intéressantes entre les élèves ?
Une fois les articles de blog mis en place, nous avons mis en œuvre, d’abord à mon initiative, puis avec les élèves, les choix de fiches dites « Best of » qui pouvaient servir d’exemples à la réalisation des suivantes. En effet, les critiques du fond et de la forme demandées ont été une vraie difficulté argumentative pour de nombreux élèves rencontrant des difficultés à dépasser le simple retour narratif. Ensuite, j’ai intégré à l’évaluation la contrainte de commenter les fiches de 4 camarades avec un bonus/malus sur sa propre note. Cette dimension coopérative ouverte a très bien fonctionné ; beaucoup d’élèves se montrant très lucides sur les atouts et faiblesses de travaux de leurs camardes. D’abord, cette action a été réalisée une fois la production achevée et sur la fin de l’année, les commentaires étaient produits avant la date butoir de restitution des articles sur le blog afin de pouvoir mieux aider les auteurs.
Au fil de l’année, la fiche de lecture devient plus créative, plus multimédia. La dernière fiche de lecture proposée prend même la forme de conversations en ligne : quel dispositif avez-vous adopté ici ? quels sont les intérêts de faire prendre à la fiche de lecture une telle dimension conversationnelle ?
La sixième et dernière fiche de lecture sur le roman « La peste » de CAMUS a été réalisée en temps limité afin de restituer une urgence liée aussi à la conversation. Une fois les équipes aléatoirement et les rôles affectés à chaque élève (un binôme de personnages, un journaliste, et un critique littéraire), la première étape a été la scénarisation de l’échange entre les 2 personnages et choix des éléments multimédias qui interviendront dans le dialogue. Ensuite, de manière volontairement rapide, les élèves ont mis en œuvre de la conversation pour effectuer une restitution créative de lecture dans la messagerie instantanée (BlablaCl@sse) accessible via l’ENT ECLAT-BFC.
Les intérêts étaient nombreux, mais ceux que je visais de manière prioritaire étaient la capacité à sortir du cadre formel de la fiche de lecture scolaire, d’en garder la rigueur en termes de contenu et surtout de mobiliser des codes plus contemporains, liés à cet outil qu’ils manipulent quotidiennement, afin de rendre cette restitution de lecture plus moderne et plus convaincante.
Ce n’est pas facile d’être créatif, dites-vous, « pour un adolescent qui a été formaté par un carcan scolaire qui fait primer l’injonction d’obéissance » : quels sont selon vous les obstacles à la créativité de nos élèves ?
Les obstacles principaux sont, selon moi, la difficulté pour un adolescent en pleine construction identitaire de sortir du modèle scolaire pour s’affirmer comme auteur. Ensuite, le peu de fréquentation des œuvres patrimoniales et le manque d’habitude d’échanges sur leurs lectures les font traiter cet exercice scolaire seulement comme un exercice scolaire et pas comme un moment d’expression véritablement personnelle. La conséquence est qu’ils veulent adapter leurs analyses, leurs réactions à ce que l’enseignant devrait vouloir lire ou entendre, et cela malgré les avertissements donnés pour dépasser ce stade. Est-ce un manque de maturité des élèves de seconde ou une carence méthodologique pour exprimer un avis personnel de manière argumentée ? Je ne sais mais le défi est grand !
A la lumière de vos expériences, quels pourraient être selon vous les leviers susceptibles de favoriser leur créativité, en particulier pour enrichir leur relation aux œuvres littéraires ?
Il est impératif de pratiquer les œuvres littéraires et de se les approprier en les désacralisant. Loin de vouloir détruire l’ambition du programme des œuvres à étudier au lycée, il est important d’engager les élèves dans une dynamique qui les engage dans des pratiques de lecture et de restitution à la fois utile à l’examen, mais surtout à leur développement personnel et humain. Le choix des œuvres est fondamental pour les questionner sur leur environnement, à ce titre les choix du Malade imaginaire et de La peste après ces deux années de COVID ou de romans qui questionnent des protagonistes adolescents sur le sentiment amoureux ou sur des questions de société telles que la peine de mort, ont permis une réception de cet exercice de lecture très mal perçu a priori, comme une activité qui pouvait avoir un intérêt.
J’avais prévu une composition de galeries de portraits et de fausses interviews de personnages, des témoignages des auteurs, ainsi que la mise en œuvre d’un café littéraire en live dans la classe, voire hors la classe sous la forme d’une émission de radio, ce qui n’a pas pu se faire pour des raisons identiques. Je crois aussi que des activités plus orales et plus collectives favorisent aussi l’engagement dans l’activité et le positionnement plus personnel qui feraient des élèves de véritables lecteurs.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Exemples et éclairages sur le site des documentalistes de l’académie de Besançon
Le site de Stéphane Fontaine