École inclusive : mais de quoi parle-t-on ?
Il y a ce qui est écrit dans les textes officiels, et il y a ce qui est connu et compris par les acteurs sur le terrain. On pourrait presque dire que chacun a une représentation de « son » école inclusive. Mais en s’appuyant sur les principes internationaux de l’éducation inclusive, on peut identifier ce qui en constitue l’essence, au-delà des lieux communs et des fantasmes.
Un texte clé : la déclaration de Salamanque
L’histoire de la notion d’inclusivité de l’éducation scolaire est foncièrement internationale et elle remonte à plusieurs décennies. Si l’on s’en tient aux textes officiels fondateurs, la clé se situe presque entièrement dans la célèbre déclaration de Salamanque du 10 juin 1994 adoptée sous l’égide de l’Unesco par 92 gouvernements – dont la France – et 25 organisations internationales. Cette déclaration pose formellement le principe de l’accès à l’éducation pour tous, c’est-à-dire la création d’écoles pour tous « accueillant tous les enfants, exaltant les différences, épaulant les élèves dans leur apprentissage et répondant aux besoins individuels de chacun ». Par cette déclaration, « Les besoins éducatifs spéciaux – préoccupation commune aux pays du Nord et du Sud – ne pourront être pris en compte isolément. Ils doivent faire partie d’une stratégie éducative globale et, pour tout dire, de nouvelles politiques économiques et sociales. Ils appellent une réforme majeure des écoles ordinaires ». Les signataires de cette déclaration soulignent solennellement ceci : « nous réaffirmons par la présente notre engagement en faveur de l’Éducation pour tous, conscients qu’il est nécessaire et urgent d’assurer l’éducation, dans le système éducatif normal, des enfants, des jeunes et des adultes ayant des besoins éducatifs spéciaux et approuvons le Cadre d’Action pour l’éducation et les besoins éducatifs spéciaux, espérant que l’esprit de ses dispositions et recommandations guidera les gouvernements et les organisations ».
Le texte de 1994 n’utilise jamais le mot inclusion ou l’un de ses dérivés. Il parle d’intégration. À l’époque, on n’avait pas besoin de faire une distinction, car il n’y avait pas encore de dérives. Mais le principe que pose le texte est clairement celui de la scolarité inclusive : les enfants handicapés et ceux qui présentent des besoins éducatifs spéciaux – on dit « particuliers » aujourd’hui – doivent avoir accès à l’école de droit commun qui est en mesure de prendre en considération leurs besoins.
Trois principes essentiels
Trois principes adoptés par la déclaration méritent qu’on les regarde avec attention, car ces trois-là portent l’essence de l’inclusion scolaire :
– « Chaque enfant a des caractéristiques, des intérêts, des aptitudes et des besoins d’apprentissage qui lui sont propres », ce qui pose le principe que tout enfant est potentiellement un élève à besoins éducatifs particuliers, bien au-delà du champ handicap.
– « Les systèmes éducatifs doivent être conçus et les programmes appliqués de manière à tenir compte de cette grande diversité de caractéristiques et de besoins », ce qui implique une approche systémique de l’organisation scolaire et non simplement une approche cosmétique avec uniquement des mesures catégorielles.
– « Les personnes ayant des besoins éducatifs spéciaux doivent pouvoir accéder aux écoles ordinaires, qui doivent les intégrer dans un système pédagogique centré sur l’enfant, capable de répondre à ces besoins », ce qui signifie que l’école de droit commun doit être en mesure d’enseigner à des élèves réels avec toute leur diversité et non uniquement à un élève théorique ayant un hypothétique profil moyen.
De nombreux textes de référence en complément
On retrouve l’esprit de cette orientation politique radicale dans d’autres textes officiels dont la France est partie prenante : la convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU de 2006 et les « Principes directeurs pour l’inclusion » de l’Unesco de la même année ; la Déclaration de Lisbonne de 2007 émanant d’élèves du second degré et d’étudiants de 29 pays réunis par l’Union européenne et l’Agence européenne pour le développement de l’éducation des personnes ayant des besoins particuliers (rien à voir avec le Traité de Lisbonne). On notera aussi l’édition par l’Unesco en 2017 du « guide pour assurer l’inclusion et l’équité dans l’éducation » qui indique : « L’objectif ultime est de créer, à l’échelle du système, des changements qui permettent de surmonter, aux fins d’une éducation de qualité, les obstacles qui entravent l’accès, la participation, l’apprentissage et l’obtention de résultats, et de veiller à ce que tous les apprenants soient valorisés et associés de la même manière ».
Et en France ?
Tous les gouvernements français qui se sont succédés ces dernières années ont souhaité que l’école, en tant qu’institution nationale, soit inclusive (loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ; loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la république de juillet 2013 qui introduit pour la première fois au niveau législatif le terme d’école inclusive ; loi de juillet 2019 pour une école de la confiance qui contient un chapitre de 6 articles visant au renforcement de l’école inclusive). La formule est devenue un totem.
Mais il n’est pas sûr que ce totem soit bien compris par les responsables politiques pour ce qu’il est censé représenter. Pour beaucoup d’entre eux, et parfois au plus haut sommet de l’État, l’école inclusive est un secteur catégoriel limité aux seuls élèves handicapés. Ils ignorent que si la question de la société inclusive est bien issue du champ du handicap au niveau international, très rapidement, avec les travaux des anthropologues, des sociologues et des organisations non gouvernementales concernées, elle s’est étendue à l’ensemble de la société. Car ce qui est en jeu, c’est la pleine reconnaissance de dignité, de droit et de participation à la vie sociale des personnes présentant des particularités, et donc leur pleine appartenance à la société dans laquelle ils vivent. Dans de nombreux pays engagés dans l’éducation inclusive, la question concerne, comme le suggère clairement la déclaration de Salamanque, tous les élèves qui peuvent présenter des besoins éducatifs particuliers, quels que soient ceux-ci.
Le poids des biais compassionnels, médico-biologiques et individualistes
Il faut s’interroger sur les biais idéologiques qui peuvent orienter la manière de concevoir ce qu’est une école inclusive en France. Bien souvent, celle-ci s’arrête à une approche compassionnelle du handicap. La compassion est une vertu humaniste qu’on ne saurait rejeter, mais il y a un risque à s’arrêter à cette unique dimension : celui de réduire la personne handicapée à son statut de porteur de stigmate (cf. les travaux d’Erving Goffman), et cela au détriment de sa pleine humanité et de son droit à participer activement à la vie sociale ordinaire. Avec cette approche, l’école inclusive consiste simplement à permettre la présence des élèves handicapés dans l’enceinte scolaire, sans se soucier de leur participation à ce qui constitue l’essence de la vie scolaire, c’est-à-dire les apprentissages en commun avec les autres élèves. On fait alors de l’inclusion comme on fait la charité. Par bonté d’âme. Mais l’école n’est pas plus inclusive.
Le deuxième risque de cette approche est de ne considérer l’élève handicapé que du seul point de vue biologique, dans le sarcophage de son statut médical, en le réduisant à sa déficience ou à son état de santé, sans prendre en considération son aspiration à participer à la vie sociale et culturelle de la classe, sans prendre en considération qu’un enfant a besoin de vivre dans un groupe d’enfants et d’interagir avec eux.
Cette tentation-là rejoint une autre option idéologique de l’approche individualiste : celle du néolibéralisme qui estime qu’il est nécessaire de réduire la compétence politique de l’État pour tout ce qui est collectif, régulier, socialement normé, et contraint par l’intérêt général, cela afin de libérer l’initiative économique. Pour le néolibéralisme, il y a une mise en majesté de l’individu, de sa liberté souveraine, et de son mérite personnel. Dans cette optique, l’école inclusive peut constituer un efficace cheval de Troie en vue de casser la dimension collective de l’école républicaine. Les tenants de cette option idéologique portent au pinacle les vertus de l’individualisation de l’enseignement et ne cessent de trouver des arguments pour disqualifier ou limiter les règles communes de la vie scolaire. C’est dans cet esprit, par exemple, et avec la meilleure bonne conscience qu’on légitimera de sortir les bons élèves, forcément méritants, des écoles et collèges des quartiers de pauvreté pour leur permettre d’accéder aux cursus scolaires d’excellence des bons élèves. Ceux qui restent n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. On ne peut rien pour eux.
Une tradition éducative plus sociale
Une autre conception idéologique de l’école inclusive existe, issue d’une tradition éducative associée au mouvement de l’éducation nouvelle et très proche de la conception internationale. Elle est fondée sur une vision sociale et solidaire de la vie humaine. Elle mobilise la tolérance mutuelle et la solidarité indéfectible entre les êtres humains, quelles que soient leurs différences. Elle est imprégnée de la certitude que tous les êtres humains sont par nature égaux en droits et en dignité. Elle adhère au principe d’éducabilité de tous les enfants, quel que soit leur âge, quelles que soient leurs déficiences biologiques ou culturelles. Elle estime qu’il n’existe pas d’enfant irrécupérable. Elle ne renonce jamais devant le chantier éducatif. Elle sait tirer parti de l’émulation collective et de la coopération pour le meilleur de tous et de chacun.
Cette tradition sait que pour progresser, c’est toute la société qui doit évoluer. Elle ne craint donc pas de bousculer l’ordre des choses, et notamment les inégalités économiques et culturelles qui ne sont que des créations sociales et non pas un état naturel. Et donc cette tradition ne craint pas de s’engager dans un long et patient travail de transformation sociale par l’instruction et la culture pour tous.
Mais où en est vraiment la France ?
Si l’on s’en tient aux textes officiels, notre école pourrait être inclusive. Les principes y sont écrits dans les textes officiels. Malgré cela, nous constatons tous que l’école inclusive française suscite d’énormes doutes. Elle constitue une source de tension permanente entre les parents et les institutions scolaires, que ce soit au niveau de l’État ou sur le terrain. Les contentieux et les actions de protestation ne cessent de succéder. De surcroît, des enquêtes ont montré qu’elle est une source d’inquiétude, voire de souffrance professionnelle et psychologique pour une part non négligeable d’enseignants, notamment dans le second degré.
Jean-Paul Delahaye, ancien Dgesco et Inspecteur général, nous alerte aussi depuis plusieurs années sur un angle mort de notre système éducatif. Le titre de son dernier ouvrage est éloquent : « l’école n’est pas faite pour les pauvres ». Il plaide pour une transformation de notre école républicaine afin qu’elle soit vraiment républicaine et fraternelle. Parallèlement, la présidente d’ATD-Quart-monde, Marie-Aleth Grard, va dans le même sens. Elle rappelle que « les statistiques de la DEPP montrent clairement la prédominance massive des milieux défavorisés dans l’enseignement adapté (les SEGPA par exemple) et dans l’enseignement spécialisé (ULIS, ITEP…) ». Tous deux dénoncent le terrible lien en France entre les inégalités sociales et la réussite scolaire que toutes les enquêtes internationales mettent en évidence.
Enfin, au niveau international, le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU a récemment évalué avec sévérité la France durant l’été 2021. Pour l’application de l’article 24 de la convention internationale des droits des personnes handicapées, il se dit « préoccupé par le nombre élevé d’enfants handicapés inscrits dans des structures d’éducation ségrégative, notamment des structures d’accueil médico-sociales ou des classes séparées dans des écoles ordinaires, car cela perpétue la stigmatisation et l’exclusion ».
Il y a donc loin, de la coupe aux lèvres. Dans le prochain billet, nous essaierons d’identifier ce qui fait concrètement obstacle à une véritable école inclusive dans le système éducatif français et quelles pistes pourraient permettre de franchir ces obstacles.
Dominique Momiron
Unesco : Déclaration de Salamanque et cadre d’action pour les besoins éducatifs spéciaux
ONU : Convention internationale des droits des personnes handicapées
Unesco : principes directeurs pour l’inclusion
Unesco : Un guide pour assurer l’inclusion et l’équité dans l’éducation
Union européenne : Déclaration de Lisbonne – Ce que pensent les jeunes de l’éducation inclusive
ONU : Comité des droits des personnes handicapées – Observations finales concernant le rapport initial de la France, cot. 2021
Jean-Paul Delahaye : L’école n’est pas faite pour les pauvres
Marie-Aleth Grard : L’École doit inverser ses priorités