Monsieur le Ministre,
Votre nomination est, à mes yeux, comme aux yeux de beaucoup, une belle surprise. Votre travail universitaire, vos engagements, vos prises de position sont, en effet, le gage d’un renouvellement important à la tête de l’Éducation nationale. Vous avez travaillé sur les discriminations et sur l’émancipation ; vous avez eu, à de nombreuses reprises, des paroles justes, sans concession et apaisantes à la fois, sur des questions de société essentielles ; vous incarnez la lutte pour l’égalité des droits dans ce qu’elle a de plus fondamental pour notre avenir… Ce sont là, pour les enseignantes et enseignants, comme pour tous les personnels de l’Éducation nationale et de l’Éducation populaire, des signes forts qui nous font espérer un vrai renouveau.
Vous arrivez à la tête d’une institution malmenée et abîmée. Une institution que des réformes précipitées, effectuées sans véritable concertation, ont profondément déstabilisée. L’école maternelle, un héritage de Pauline Kergomard dont le monde entier enviait la solidité pédagogique, a vu ses objectifs éducatifs spécifiques, gages d’un accueil authentique de tous les enfants dans l’univers scolaire, profondément défigurés. L’école primaire a vu pleuvoir les injonctions les plus autoritaires et infantilisantes depuis, sans doute, celles de François Guizot : réduits à des exécutants chargés de mettre en œuvre des procédures standardisées, soumis à une pression évaluative permanente, les professeurs des écoles se demandent aujourd’hui s’ils peuvent encore former leurs élèves à une citoyenneté responsable. Le collège, dont le statut et les finalités n’ont jamais véritablement été clarifiés, s’est vu, une fois de plus laissé de côté, soumis simplement à quelques changements de programme, sans que la question du sens des savoirs et des conditions de leur partage pour les adolescentes et adolescents d’aujourd’hui, ne soit jamais posée. Le lycée a été taillé en pièces par l’introduction d’un examen continu qui compromet aussi bien l’engagement des enseignants dans leur tâche que celui des élèves dans leurs études. La césure insupportable et discriminatoire entre les lycées d’enseignement général et technologique, d’un côté, et les lycées professionnels, de l’autre, s’est encore aggravée. Et la mise en place de Parcours Sup a condamné les lycéens, dans leur ensemble, a une orientation aussi aléatoire qu’injuste qui soumet leurs projets personnels à des algorithmes inconnus. Au total, Monsieur le Ministre, les inégalités se sont gravement accrues et la confiance dans le service public de l’éducation a été durablement ébranlée.
Mais je voudrais insister aujourd’hui, Monsieur le Ministre, au moment où vous prenez vos fonctions, sur la crise de recrutement majeure que vit notre pays. Le métier sur lequel, disait Ferdinand Buisson, « reposent les promesses de la République », ce métier dont dépend largement notre avenir commun, ce métier qu’on dit volontiers « le plus beau du monde » et qui, selon la jolie formule entendue récemment dans un film bhoutanais (« L’école du bout du monde »), « touche l’avenir »… n’attire plus les jeunes générations et nous risquons, à très court terme, de nous trouver devant des problèmes d’encadrement majeurs. Je sais bien que certains caressent le secret espoir de remplacer une partie (quand ce n’est pas le tout) du travail des professeurs par le numérique, mais j’espère que, comme moi, vous ne voudrez pas vous y résoudre : vous savez que ce qui se joue dans la relation pédagogique est irréductible à un dressage par la machine, aussi sophistiquée et performante soit-elle. Vous savez que la songerie du learning analytics, au prétexte de « s’adapter » aux individus, les fige dans une hypothétique « nature » et définit leur avenir à partir de leur passé… essentialisation insupportable contre laquelle vous avez toujours lutté.
Aussi, la priorité, Monsieur le Ministre, avant toute nouvelle réforme de « tuyauterie », devrait être, je crois, de redonner aux métiers de l’éducation leur sens pour réengager nos jeunes à s’y consacrer. Cela passe évidemment par une véritable reconnaissance financière et sociale qui s’est trop fait attendre. Mais cela passe aussi par l’affirmation fondatrice de l’importance de leur mission. Et, parler de « mission » n’est pas aujourd’hui anecdotique, ce n’est pas simplement ergoter sur un point de vocabulaire… c’est opérer un renversement radical par rapport à une politique qui, ces cinq dernières années, a considéré leur métier comme un simple ensemble de tâches au service d’« usagers ». Tout le contraire d’un engagement citoyen au service du bien commun.
Or, vous le savez : aucun métier ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour l’exercer, et le métier d’enseignant moins que tout autre. Tout métier requiert ce que Cornélius Castoriadis nommait « un foyer mythologique » sans lequel il n’est que juxtaposition d’activités dérisoires. Sans ce « foyer mythologique », on ne sait pas pourquoi on se lève le matin et, à la moindre difficulté, le découragement vous prend, avec, à terme, la démission ou la routine, la culpabilité et le ressentiment.
Il vous revient donc, je crois – et c’est une tâche magnifique –, de rendre au métier d’éducateur sa signification politique, de dire aux professeurs comme à tous ceux qui encadrent notre jeunesse, qu’ils sont porteurs de valeurs et que ces valeurs ne sont ni celles de la surenchère de la consommation, ni celles du séparatisme social, ni celles de l’arrivisme individualiste… ce sont celles pour lesquelles vous vous êtes vous-même battu : l’émancipation et la solidarité. L’émancipation, c’est-à-dire, la possibilité donnée à chacune et à chacun de se dépasser, de subvertir toutes les étiquettes qu’on a pu mettre sur elle ou lui et de briser toutes les formes d’enfermement. La solidarité, c’est-à-dire la découverte que nous sommes frères et sœurs en humanité, et que seules l’entraide et la coopération pourront nous sauver du naufrage collectif.
Et vous savez, comme moi, que ces valeurs d’émancipation et de solidarité ne sont absolument pas contradictoires avec les contenus de savoir les plus exigeants, pas plus qu’elles ne leur sont étrangères… tout au contraire ! C’est dans la mesure où les connaissances scolaires sont acquises dans cette double perspective qu’elles deviennent de véritables « savoirs », qu’elles permettent de grandir et de progresser, qu’elles construisent notre commune humanité.
Bernard Stiegler, trop tôt disparu, nous exhortait en 2008 à « prendre soin de la jeunesse et des générations ». Il avait raison. Il est temps, plus que jamais, de l’entendre. Et, pour cela, de prendre soin des enseignants et des personnels de l’éducation. Ce sera là votre tâche. Ils n’attendent de vous aucune flatterie démagogique, mais une relation franche et claire pour fixer ensemble le cap de ces prochaines années. Ils attendent que vous vous penchiez très vite sur leur formation initiale, aujourd’hui si gravement compromise, et de leur formation continue, complètement sinistrée. Ils attendent que vous travailliez avec eux sur les finalités sans les enchaîner à des modalités infantilisantes. Bref, ils attendent de leur ministre qu’il construise avec eux un service public d’éducation capable de préparer nos enfants à la société qui vient.
Philippe Meirieu
Professeur honoraire en sciences de l’éducation