Un bachelier sur trois est privé de philosophie. C’est le cas des bacheliers professionnels qui, depuis la création du bac pro en 1985, en sont privés. « L’éducation à la pensée devrait faire partie de leur formation », estime Marie Kerhom qui explique , dans cet entretien, pourquoi elle est indispensable à leur formation. Elle consacre sa thèse (Université de Montpellier 3 et Université Laval au Québec) à cette introduction et aux pédagogies pour la mettre en oeuvre. Elle espère ainsi aider le ministère de l’Education nationale à donner sa chance à la philosophie en lycée professionnel. Et elle nous fait profiter de son expérience pédagogique.
Avec votre thèse on apprend que la question de l’introduction de la philosophie dans l’enseignement de la philosophie est déjà une vieille question. Ca remonte à quand ?
On a introduit la philosophie dans les années 1970 dans les classes technologiques. Elle apparait au bac technologique en 1983. Il avait été question de l’inscrire aussi au bac professionnel lors de sa création en 1985. Mais à l’époque le ministère a remis à plus tard malgré le rapport du député Jean-Pierre Luppi qui y était favorable.
Pourquoi introduire la philosophie dans le bac professionnel ? Qu’est ce que la philosophie peut apporter à des professionnels ?
Le lycée forme des personnes à part entière. Il y a un enjeu éthique. Le fait de réserver la philosophie à une catégorie de personnes et de la refuser à d’autres pose un problème de justice. Cela ne donne pas les mêmes chances de poursuite d’études. La philosophie développe le langage et tout ce qui est cognitif. Cela développe aussi la pensée critique. Il est bien jugé nécessaire dans les référentiels mais il n’est pas réellement porté.
En fait dans l’exercice de leur future profession les élèves analysent les tâches, ils choisissent des outils et tout cela nécessite de la pensée critique. Dans toutes les spécialités qui touchent à l’humain, comme les services à la personne, celle-ci est indispensable. Il est donc regrettable que dans le bac professionnel on ait oublié la formation de la pensée.
Vous écrivez qu’il y a aussi un enjeu politique. Lequel ?
La pratique du dialogue philosophique vise à la pérennité de la démocratie. Il implique la confrontation d’idées, la recherche du meilleur argument. Définir ce qui est pour le bien commun c’est un exercice démocratique.
Comment adapter l’enseignement philosophique aux élèves de la filière professionnelle ? Vous dites qu’ils ont des difficultés à lire, à écrire, à manier du vocabulaire…
Il faut passer par l’oral mais sans occulter complètement l’écrit. On peut partir d’un support écrit pour aider la discussion entre pairs. On s’aide dans sa réflexion en écoutant les idées des autres. Cette discussion philosophique donne une posture. Elle permet d’augmenter le vocabulaire pour pouvoir argumenter. Elle invite à se remettre en question. Le professeur peut poursuivre avec des exercices écrits qui remettent en jeu les termes utilisés. On acquière ainsi un vocabulaire et une aisance à l’oral et une capacité d’écoute. J’ai moi-même expérimenté cette pratique en 3ème professionnelle pendant 10 ans. On voit les élèves modifier leur pensée. Mais il faut décomplexer les élèves en passant par l’oral.
Vous recommandez quelles méthodes précisément ?
Toutes les méthodes où on peut discuter avec les élèves. J’en présente deux longuement dans ma thèse : la communauté de recherche philosophique de Matthew Lipman , qui est le fondateur de la philosophie pour les enfants, et la discussion à visée philosophique de Michel Tozzi.
Dans cette méthode Tozzi on part toujours du choix des élèves, d’un problème qu’ils veulent traiter. Avec un dispositif très cadré , où les rôles sont distribués (animateur, reformulateurs, président, secrétaires, discutants, observateurs etc.), qui garantit le discours philosophique. A la fin de la discussion on fait un point avec les observateurs. On fait une synthèse.
Pourquoi finalement l’entrée de la philosophie en lycée professionnelle ne s’est pas faite ? Qu’en pensent les professeurs de philosophie ?
Le ministère estime, depuis la réforme de 2009 qui a réduite la durée du bac professionnel, qu’il n’y a pas assez de temps pour faire de la philosophie. Et puis il y a une grosse réticence de certains professeurs de philosophie et surtout de l’inspection générale de philosophie.
JM Blanquer a fait évoluer les choses en disant que l’introduction de la philosophie en bac professionnel est possible mais de façon facultative. Reste à savoir comment ce sera fait. Ma crainte c’est qu’on fasse de la philosophie comme en lycée général ou technologique à partir de textes. Je ne crois pas que cela soit possible en bac professionnel. C’est vraiment par l’oral qu’il faut passer pour faire une médiation entre ces élèves et la philosophie. Il faut partir des élèves tels qu’ils sont pour aller vers un programme. C’est tout l’intérêt de la philosophie en bac professionnel.
Propos recueillis par François Jarraud
La thèse de Marie Kerhom sera prochainement publiée chez L’Harmattan