La sociologie, c’est donner les clés de décryptage du monde qui nous entoure, alors pourquoi pas dès l’école primaire ? C’est ce que propose l’ouvrage « Apprendre aux élèves à décrypter la société » publié aux éditions Retz. Pour Benoît Falaize, inspecteur général et ancien formateur, et Léo Lecardonnel, professeur des écoles et ancien formateur, tous deux co-auteurs, « l’intérêt pédagogique, pour les élèves, c’est de comprendre la société telle qu’elle est. Pour s’y projeter, et pour que le monde prenne sens pour eux, soit pour s’y adapter, soit pour le changer ». Ils s’en expliquent dans cet entretien.
De la sociologie à l’école primaire, quelle drôle d’idée. Est-ce vraiment possible ?
Benoît Falaize : Nous avons placé en ouverture de notre volume une phrase du sociologue Bernard Lahire qui, depuis longtemps maintenant, plaide pour une approche de la sociologie à l’école élémentaire. Parmi les choses à apprendre à l’école, pourquoi pas une connaissance de la société telle qu’elle fonctionne ? Pourquoi ne pas donner des informations fiables, sans idéologie, qui permettent aux élèves de comprendre ce qui les entoure. On parle bien de “découverte du monde”. La société en fait partie.
Quel intérêt pédagogique de ce type d’exercice ?
Benoît Falaize : L’intérêt pédagogique, pour les élèves, c’est de comprendre la société telle qu’elle est. Pour s’y projeter, et pour que le monde prenne sens pour eux, soit pour s’y adapter, soit pour le changer. En tous les cas pour y contribuer pleinement. On parle d’engagement en EMC, c’est assez proche de notre démarche. Du reste, les liens avec l’EMC sont nombreux : apprendre à changer de point de vue, prendre de la distance, argumenter, comparer, etc. Car les élèves regardent la société au quotidien. C’est les aider à mettre des mots sur elle pour mieux s’y retrouver et la maîtriser mieux. Dans des familles dotées culturellement, ce travail est fait sans même que cela ne se voit. Autant étendre ces réflexions à tous.
Est-ce compliqué à mettre en place ?
Léo Lecardonnel : Le choix des thèmes traités dans le manuel permet d’aborder en classe des sujets sensibles, politiques, ou simplement critiques. « Apprendre à décrypter la société » suppose d’aborder sereinement des questions qui suscitent de nombreuses réactions des élèves et qui nécessitent du recul et de la rigueur, deux qualités propres à la démarche sociologique. Le manuel permet de décrire explicitement cette démarche aux élèves. Au fil des chapitres, ils s’exerceront à reconnaître le point de vue du sociologue, à le différencier d’autres regards – journalistes, écrivains, témoins… Il les aidera à étudier les variations d’un fait social – par exemple l’espérance de vie ou les habitudes et bonnes manières de table – à travers l’histoire, le monde, et au sein de la société française, puis à mener de petites enquêtes sociologiques dans l’école comme celle, par exemple, du choix des prénoms.
Il ne s’agit donc pas de proposer d’interminables débats sur les us et coutumes des uns et des autres. Les discussions s’organisent autour d’un objet d’étude commun : un document, un texte, un graphique, qui fait émerger des connaissances nouvelles, parfois contraires aux représentations initiales. Les thématiques proposées sont novatrices, mais leur traitement est assez classique et se rattache aux programmes scolaires. Elles ont l’intérêt de favoriser l’interdisciplinarité : on travaille sur les pourcentages, on lit un document historique, on rend compte d’une démarche scientifique au travers d’une trace écrite… Rien de déroutant, donc ! Les professeurs des écoles débutants y trouveront une façon rassurante de mener un projet de classe interdisciplinaire. Les collègues plus expérimentés auront aussi, nous l’espérons, plaisir à y puiser des idées nouvelles en lien avec leurs enseignements.
Est-ce « une méthode clé en main » ?
Léo Lecardonnel : Ce manuel rassemble effectivement tous les éléments pour mener les séances. Un topo notionnel à direction des enseignants introduit chacune d’elles, en complément d’un encart sur les points de vigilance à avoir en tête. Puis, les références aux programmes de cycle 3, une description des modalités de travail, une présentation des documents à projeter, des questions écrites ou orales ainsi que les réponses attendues. Une fiche d’activités photocopiable est proposée pour chaque séance afin de guider l’activité des élèves, ainsi qu’une proposition de trace écrite et des prolongements possibles…
La structure en chapitres du manuel n’empêche pas une certaine souplesse. Si la progressivité des chapitres incite l’enseignant à les travailler dans l’ordre, il peut décider de ne mener qu’une séance parmi les trois proposées, et donc choisir la thématique qui lui semble la plus appropriée. La structure répétitive des séances et des chapitres entraînera des habitudes de travail propices à alléger la tâche cognitive des élèves, qui auront beaucoup à apprendre et à comprendre !
Avez-vous testé ces séances ? Est ce qu’on note un « changement » chez les élèves ?
Léo Lecardonnel : Des ateliers d’initiation à la sociologie ont été menés à l’école Abdelmalek Sayad – grand sociologue ! – de Nanterre et ce en amont de la rédaction du manuel. Les documents travaillés étaient souvent trop longs ou trop complexes pour des élèves de cycle 3. Un travail de réécriture a donc été mené pour permettre leur appropriation. Les exercices proposés sont très guidés et ce pour favoriser les apprentissages. Seules certaines séances ont pu être testées en classe. Ce qui est certain c’est que les thématiques choisies suscitent la curiosité des élèves. Est-ce qu’on observe un « changement » chez les élèves ? Ce sera aux enseignants de nous le dire !
Vous évoquez de nombreuses situations assez différentes du foot aux attentats en passant par la posture à table. C’est assez intriguant. C’est dans une volonté de montrer que la sociologie est présente dans tous les moments de la vie ?
Léo Lecardonnel : Dans tous les moments de la vie ? Oui, on peut dire ça comme ça. La sociologie s’intéresse aux interactions de l’homme avec la société qui l’entoure. Cela suppose une grande variété de thématiques qu’il fallait donner à voir aux élèves. Il s’agissait aussi de diversifier les situations pour servir la progression du manuel. Certains sujets se prêtaient mieux à un travail sur documents, d’autres étaient suffisamment accessibles pour permettre aux élèves de mener l’enquête et produire des données…
Et puis, vous donnez des méthodes de recherche dignes d’un sociologue, vous ne craignez pas de fixer la barre un peu haute ?
Benoît Falaize : Ah… Merci de cette question ! On pense toujours que pour l’école élémentaire il faut en rabattre sur l’exigence intellectuelle. Que les élèves ne pourront pas comprendre etc. Or c’est précisément à cet âge que les élèves sont les plus disponibles et les plus spontanés pour réfléchir au monde tel qu’il tourne. Tous les enseignants qui sont exigeants le savent : donner de la culture, faire réfléchir, débattre, apprendre à regarder la réalité en dehors des apparences, c’est faire vivre l’esprit critique dont on parle souvent et que l’on ne met pas toujours avec obstination et conviction au cœur de nos dispositifs pédagogiques. Oui, les élèves de cet âge peuvent réfléchir. Et puis bien sûr, c’est une initiation aux démarches sociologiques, mais nous avons été très raisonnables également. Nous savons ce qu’est l’école, nous connaissons les élèves et ce qu’ils peuvent produire.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Benoît Falaize, Léo Lecardonnel, Gérôme Truc, Apprendre aux élèves à décrypter la société – Cycle 3, Retz éditeur, ISBN : 978-2-7256-4080-8, 24€.