Comment les enseignants des classes relais abordent-ils leur métier ? Teddy Mayeko, maitre de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’université de Cergy-Paris (CYU), conduit des recherches sur les classes relais. Il revient dans cet article sur le travail mené par l’équipe d’un collège de Beauchamp (95). Il présente brièvement la façon dont les enseignants abordent leur métier et les qualités qui fondent leur posture face aux élèves. A ce titre, il décrit le quotidien de professionnels pilotés par un même objectif : celui de tendre la main à des jeunes qui, jusqu’à présent, ont toujours échoué.
Avant toute chose, pouvez-vous nous dire qui sont les élèves de classe relais ?
Les élèves admis en classe relais sont identifiés comme des jeunes en voie de marginalisation. Bien que leurs profils diffèrent significativement d’un élève à l’autre (ils ne sont pas toujours orientés vers la classe relais pour les mêmes raisons), on peut tout de même dégager quelques traits communs.
La majorité est en grande difficulté scolaire. Ce sont des élèves qui vivent une scolarité agitée et qui entretiennent souvent des relations conflictuelles avec leurs enseignants ou leurs camarades. Par conséquent, les professeurs qui les accompagnent en classe relais se heurtent fréquemment à des attitudes de rejet de l’autorité, de refus de participer, voire de violence (verbale ou physique) dirigée contre les autres élèves et parfois contre le corps enseignant. Chez beaucoup d’élèves, le rapport à la règle n’est pas construit, ou alors superficiellement. Cela veut dire que les jeunes ont du mal à percevoir l’intérêt des règles de vie collective, qui régissent pourtant le fonctionnement d’une classe ou d’un établissement scolaire. Ce manque de sens, les invite à se focaliser sur le caractère coercitif des règles. D’ailleurs, avec les enseignants de la classe relais, ils cherchent assez rapidement à éprouver les limites du cadre, en tâchant de construire de nouveaux repères au sein d’un environnement qui rompt avec leur quotidien.
Vous dites que la patience est une qualité déterminante pour accompagner des élèves parfois (souvent) « récalcitrants ». Est-ce que vous pourriez nous expliquer ?
En effet, je dirai que la première vertu d’un intervenant en classe relais est peut-être la patience. Dans son sens le plus courant, la patience se définit comme la capacité à prendre sur soi et à conserver son calme en dépit de l’agitation ambiante. C’est une qualité essentielle car elle invite celui qui l’exerce à surseoir à ses réactions spontanées pour entrer dans ce que je nommerai la compréhension de l’autre. Faire preuve de patience, c’est finalement accepter que l’élève auquel l’adulte s’adresse agit selon ses propres croyances et qu’il lui faut inévitablement du temps pour transformer son rapport à l’école et aux autres. Dans cet esprit, je rapprocherai la patience d’une qualité fondamentale qu’est le « tact » et dont parle si bien Erick Prairat. D’une certaine manière, être patient c’est cultiver le sens de l’adresse et de l’à-propos. C’est savoir réprimer certaines de ses (im)pulsions pour prendre l’élève tel qu’il est, en lui accordant suffisamment d’attention pour qu’il regagne confiance en lui-même et se mette à écouter l’autre.
Dans le fonctionnement quotidien de la classe relais, Patricia et son équipe s’efforcent de traduire en acte ces intentions. Les enseignants ne tolèrent pas tout, loin de là, mais ils cherchent constamment à comprendre l’élève et à expliciter leurs propres choix. Je dirai donc qu’être patient, c’est aussi accepter de se répéter et de se justifier sans perdre de vue le caractère asymétrique qui structure toute relation éducative.
L’asymétrie des rapports entre l’enseignant et l’élève constitue pour vous une condition nécessaire à l’apprentissage ?
En effet, l’enseignant n’est pas à égalité avec l’élève, car il a des choses à lui apprendre et la posture de transmission supplante de fait toute forme d’horizontalité. Néanmoins, à l’autre extrémité du spectre, l’enseignant ne doit pas instituer des rapports de domination. Il ne s’agit pas de basculer dans une relation frontale et de chercher à contraindre par la force. Faire preuve de patience, c’est justement s’extraire d’une relation mue par la carotte du laisser-faire et par le bâton de l’autoritarisme (Bruno Robbes, 2022). L’adulte est là pour écouter, comprendre, conseiller, mettre en garde ou rassurer celui qui apprend tout en résistant. Il sait que son discours ne s’incarnera peut-être pas d’emblée chez le jeune et que les pas en avant, aussi encourageants soient-ils, ne sont pas la garantie d’une transformation durable. En revanche, la patience est nourrie par l’idée qu’il subsiste toujours quelque chose – un lien, une trace, une image – qui marque l’élève en profondeur et peut remonter à la surface un jour ou l’autre.
Il y a certes la patience, mais aussi l’importance du groupe. Par exemple, le travail collectif est une donnée importante j’imagine. Comment est-ce abordé et comment les enseignants parviennent-ils à « faire équipe » ?
C’est une question centrale ! La classe relais de Beauchamp est ouverte depuis 7 ans, mais l’équipe actuellement en place est relativement récente (plusieurs enseignants interviennent depuis moins de deux ans au sein du dispositif). Je dirai donc qu’elle se découvre et se construit progressivement en tant que collectif de travail. Pour cela, des réunions hebdomadaires sont instituées afin de permettre aux intervenants d’échanger sur leurs pratiques. Ces moments sont importants car ils permettent dans un même mouvement de libérer la parole et de recentrer les enseignants sur des points de tension qui nécessitent, sinon une réponse, du moins une réflexion collective.
D’ailleurs, les témoignages des enseignants montrent que ces modalités d’organisation font toute la richesse de la classe relais. Effectivement, ces espaces de rencontre fixent des habitudes de travail qui dynamisent l’équipe et structurent les relations entre les intervenants. Pouvoir exprimer sa frustration, son désappointement ou sa satisfaction est une étape essentielle dans le parcours d’un enseignant. Grâce à l’écoute attentive des autres collègues chacun peut dire ce qu’il ressent, en affichant ses doutes ou ses réticences, mais également son plaisir de voir progresser les élèves. Au-delà, les enseignants peuvent partager leurs expériences, en revenant sur de petites astuces qu’ils éprouvent en classe pour mettre les élèves en activité ou gérer les conflits.
Ainsi, le « faire équipe » est assujetti à une double condition : communiquer en exprimant librement ses états émotionnels et sortir de l’enclave du jugement. Ces deux postures, de communication et de neutralité, rendent possible l’élaboration d’une solidarité qui s’incarne dans le rituel des réunions. Faire équipe, c’est donc considérer que le travail avec les élèves engage le destin d’un collectif et que la concertation prime sur le travail en solitaire.
Avez-vous un exemple concret qui, sans être hors sol, pourrait montrer le travail que les enseignants réalisent avec les élèves ?
A Beauchamp, les enseignants s’efforcent de proposer aux élèves des tâches concrètes qui se prêtent conjointement à la manipulation d’outils et à la convocation de connaissances théoriques.
Par exemple, lors d’un module en français, les élèves ont fait la critique d’un film d’animation (sans parole) sur le mode du jeu de rôle. Chacun devait expliquer ce qu’il comprenait du film, afin de proposer une synthèse argumentée censée nourrir un débat télévisé. Lors du débat, les élèves assumaient respectivement les rôles de présentateur, journaliste, caméraman et chroniqueurs. En amont, il leur fallait donc disséquer l’œuvre pour extraire des passages significatifs, répertorier leurs idées, construire un texte puis l’apprendre, échanger avec les autres élèves pour scénariser le débat, se répartir les tâches, tester et manipuler les outils (caméra, micro, fond vert), sélectionner les plans, etc.
Cette manière de penser le travail des élèves n’est pas sans rappeler les initiatives de certains acteurs de l’éducation nouvelle qui, à leur manière, ont tenté d’articuler plus étroitement les expériences de vie et les expériences d’apprentissage (je pense notamment à des pédagogues comme John Dewey ou Ovide Decroly). Elle conduit les enseignants de la classe relais à investir des démarches pragmatiques, visant à réconcilier les élèves avec les savoirs scolaires. Dans une perspective très Crawfordienne, les jeunes sont toujours engagés dans des situations qui mêlent réflexion et manipulation. Les productions qu’ils réalisent sont finalement l’occasion de les impliquer dans un processus actif de recherche et de mobilisation de connaissances.
En conclusion, je dirai simplement que les enseignants de Beauchamp partagent des valeurs, des principes et des convictions qui cimentent les relations qu’ils entretiennent les uns vis-à-vis des autres. Plus important encore, ils sont pilotés par une même idée : tendre la main aux élèves qui en ont le plus besoin et ne jamais désespérer de ceux qui, jusqu’alors, ont toujours échoué.
Propos recueillis par Antoine Maurice