En se promenant dans les établissements scolaires, on peut s’interroger sur la place donnée au livre. En effet, l’institution scolaire et plus largement la forme scolaire actuelle, ont été bâties sur le livre. D’ailleurs, on constate que l’insistance sur le « lire » dans tous les discours sur l’école et plus largement dans la société est très largement marquée par la domination de l’objet livre. Reconnaissons que les nombreuses qualités du livre ont, dès le début de sa diffusion massive, favorisé sa lente domination de la société. À côté du livre d’autres productions écrites se sont invitées dans l’espace scolaire et la société. Illustrations, cartes murales, journaux, affiches participent de la transmission des informations, des savoirs et l’école en utilise certains. Cet élargissement du livre à différentes formes d’écrits, illustrés ou non, permet aussi de penser que différentes formes de lecture se sont développées. Même si le livre garde sa domination, objet symbolique et culturel, il est petit à petit contesté par ces élargissements que l’audiovisuel, Internet et le numérique enrichissent constamment. Notons la place d’un livre bien particulier « le manuel scolaire », dont la présence dans les cartables reste encore très fréquente, malgré des tentatives de numérisations.
Quelles transformations ?
Les Centres de Documentation et d’Information, parfois rebaptisés Centres de Culture et de Connaissances, ont été longtemps, après les bibliothèques d’établissement, les gardiens des livres. Mais ils ont été aussi, à l’instar des bibliothèques publiques, des lieux de « rencontre » avec les documents (et pas uniquement les livres). Car les livres coûtent cher ! Facteur d’accès pour tous, les CDI ont été des lieux possibles de ce croisement avec les « sources ». Malheureusement, et malgré de nombreuses bonnes volontés, ils n’ont pas été complètement reconnus, et encore actuellement, ils restent trop souvent à la marge des activités des établissements, malgré les nombreuses initiatives des professeurs documentalistes. L’arrivée d’Internet a été autant source d’inquiétude qu’ouverture sur un monde en devenir. Inquiétude car l’accès aux sources était désormais indépendant du lieu de stockage; ouverture car les CDI (ou CCC) ont été aussi les premiers porteurs de ces accès en proposant un accompagnement personnalisé et un travail autour de l’Education aux Médias et à l’Information.
Ce qui pose question aujourd’hui, c’est l’omniprésence des moyens numériques dans la vie quotidienne et les types d’utilisations qui en sont faits. Que fait un jeune face à un écran ? Que fait un adulte face à un écran ? Dans quels espaces-temps se développent les pratiques du numérique ? Quelle part pour des pratiques alternatives aux écrans (et au numérique) et comment inciter à un développement équilibré de la « personne » ? Quelles pratiques collectives, collaboratives, interactives développons nous dans un monde très numérisé ? On peut noter qu’il semble bien que la place prise par les « réseaux sociaux numériques » (RSN) auprès des jeunes soit désormais suffisamment significative pour interroger les pratiques, aussi bien dans l’école que hors l’école. Le web des années 1990 qui était assez proche de l’idée de bibliothèque a été transformé progressivement, et a influencé les pratiques de lecture en déplaçant la centration sur le livre vers l’ensemble des activités de lecture, surtout avec l’intégration des médias audio et audiovisuels dans le web. Après cette première étape, c’est la dimension communauté, échanges, qui a émergé. Des blogs aux RSN qui se sont multipliés et enrichis de fonctionnalités multiples, les possibilités ont suscité une adhésion massive, surtout sur les plus jeunes (moins de 35 ans en général). Cette mutation progressive a encore éloigné les pratiques de lecture des livres pour les orienter vers des écrits courts et de plus en plus multimédias (podcasts, vidéos, etc.).
Le conversationnel s’invitant dans les usages du web, il a marginalisé petit à petit les usages antérieurs, sans pour autant les disqualifier ou les éliminer. Car le livre a encore largement droit de cité. En deçà du livre, il faut parler de la lecture. Compétence considérée comme fondamentale, elle est aussi un marqueur social : si l’on ne sait pas lire, on est en difficulté d’inclusion sociale. Quand Condorcet voulait sortir le peuple de l’ignorance par le livre, la lecture, il se situait dans un contexte dans lequel la domination de la société reposait sur le faible nombre de citoyens lecteurs. Dans le premier quart du XXIè siècle, le contexte s’est transformé, qu’on soit d’accord ou non, c’est un fait. Il semble étonnant qu’aucune parole sérieuse venant du monde politique et des décideurs n’analyse plus clairement cette évolution. Certains chercheurs n’hésitent pas à montrer des points de vue parfois radicaux sur cette évolution : de la transformation du fonctionnement mental au renforcement des fractures sociales par le numérique. Dans les deux approches et sans entrer dans la dimension militante de certains de leurs auteurs, on ne peut que reconnaître que les évolutions techniques (progrès ?) transforment nos perceptions du monde en modifiant aussi notre fonctionnement mental, mais qu’elles s’inscrivent aussi dans des sociétés profondément inégalitaires que le numérique ne semble pas avoir limité.
Le grand écart des fondamentaux
Les populations semblent avoir choisi : oui au numérique, bof pour le livre. Dans l’établissement scolaire, reflet indirect de la société, le numérique poursuit son « envahissement » (cf. les actions menées par le gouvernement au cours des deux dernières années). En décalage, toutefois, avec les « manières de faire » de la population (forme sociale), le système éducatif et de formation tente de contrôler ce développement, mais de manière si maladroite depuis cinquante ans, qu’il ne fait que conforter la forme trop souvent la plus archaïque de la forme scolaire. Les fondamentaux, si souvent évoqués, sans jamais aller jusqu’au bout de ce que signifie ce terme, ramènent presque sans le dire au livre, au lire, à l’écrire, alors qu’on avait un socle commun de connaissances et de compétences qui avait ouvert le chemin (mais où est-il passé ?) vers une vision plus globale des bases à acquérir. Ce dernier avait intégré suffisamment de dimension, dont le numérique, pour tenter de définir ce à quoi chacun avait au minimum droit. Notre époque serait-elle régressive, derrière un repli sur le passé ? On peut le penser. Le numérique, comme le livre avant lui, sont des vecteurs de transformations profondes de nos sociétés. Dans une période de frilosité, on préfère ce que l’on croit connaître et qui a permis de passer quelques centaines d’années à des évolutions émergentes qui n’ont elles qu’une soixantaine d’années, en particulier dans le système scolaire.
L’établissement scolaire et son fonctionnement quotidien défini par les politiques ne sont pas prêts de et à changer. Les liens observés entre ce fonctionnement scolaire et la concurrence internationale amènent à des discours volontaristes sur le numérique et en même temps des actions de repli sur ces fameux fondamentaux. C’est donc un grand écart que nous observons en ce moment. Non, le livre ne disparaît pas, et c’est une bonne chose, mais encore faut-il que l’on resitue celui-ci dans les dynamiques de transformation culturelles en cours…. dont le numérique fait partie.
Bruno Devauchelle