En éducation, les changements de gouvernements nous ont habitués à des annonces, des réformes… Chaque enseignant, chaque personnel de direction s’interroge sur ce qui va advenir. Quelles nouvelles réformes, quelle place pour le numérique. Quand, en 2012, Vincent Peillon est devenu ministre, il avait tenté de parler de stratégie et non plus de plan. En 2018, quand Jean-Michel Blanquer était devenu ministre il avait stoppé net le plan Hollande de 2015, introduit un enseignement de l’informatique au lycée et tenté d’interdire le téléphone portable dans les établissements scolaires, collant en cela aux déclarations du président de la République. La nouvelle élection présidentielle va-t-elle ouvrir un nouveau cycle ou au contraire, conforter l’existant ? Le ministre de l’éducation, devenu beaucoup plus silencieux depuis sa fin mouvementée de l’année 2021, en a été réduit à laisser l’initiative sur le numérique au premier ministre, et cela depuis le discours de Poitiers en octobre 2021.
Une vision centralisatrice du numérique
À l’approche des élections, les ministères préparent déjà ce qu’ils pensent être la suite (la pensant acquise d’avance pour certains). Dans le domaine du numérique éducatif et plus largement de l’éducation, on peut repérer certains indices : changement de direction au CNED, publication du schéma directeur de la formation, travail préparatoire pour une stratégie du numérique éducatif au niveau national, avancée de la cellule bâti scolaire de la Degesco, contrat d’objectif et de performance de Canopé, etc. Ce qui caractérise tous ces indices, c’est qu’ils confirment la vision centralisatrice du ministère de l’Éducation. Comme depuis maintenant cinq années, ce qui prévaut en matière de pilotage, c’est une approche descendante, faisant trop peu de cas des acteurs locaux.
Pour ce qui est plus spécifiquement du numérique éducatif, après l’annonce des territoires numériques éducatifs (TNE), on aurait pu penser une proposition portant une autre vision que la seule vision concurrentielle portée par le premier ministre : la société est numérisée, le numérique c’est le levier du progrès et de l’économie, alors continuons. Oui, mais quoi ? On a pu lire récemment l’idée d’un socle commun d’équipement des établissements qui semble-t-il a été travaillé avec les collectivités et le ministère. On pourra s’interroger sur l’absence d’une analyse préalable de l’état des lieux dans les établissements. On peut aussi s’étonner, à quelques jours d’une élection de l’absence de réponse du ministère et de ses acteurs académiques à propos de la mise en oeuvre concrète du RGPD alors qu’il est clairement écrit que les délégués académiques devaient « présenter un rapport annuel au recteur »… Mais où sont passés ces rapports ? Aucune réponse des acteurs concernés… La vision descendante s’accompagne d’une difficulté majeure des décideurs à proposer des cadres souples de déploiement, adaptés aux réalités des environnements locaux.
Un autre point mérite d’être évoqué, en raison de l’actualité et en lien avec ces manières de faire : Le recours à des sociétés d’études et de conseil est aussi présent en éducation. Dans un courrier du Premier ministre à l’ensemble des ministères du 19 janvier 2019, il était recommandé de limiter ces recours. D’après nos informations et notre expérience, les cabinets de conseils sont extrêmement présents, souvent en assistance aux personnels cadres du ministère (Accenture à la DNE, entre autres) et aussi en informatique semble-t-il. Le problème posé par ce recours à des conseils renvoie à celui des compétences réelles des fonctionnaires de structures comme la Direction du Numérique pour l’Éducation. S’ils font appel à des moyens extérieurs, c’est qu’ils ne seraient pas en capacité de traiter eux-mêmes les problèmes qu’ils rencontrent : question de moyens d’un côté, question de compétences d’un autre. À qui faut-il faire appel quand on a besoin d’aide ? À des chercheurs ? À des « experts » ? À des consultants ? La réponse à ce questionnement mériterait des débats. Les chercheurs sont difficiles à piloter, et posent trop de questions, les experts tentent parfois (à juste titre…) de se substituer au commanditaire, les consultants (parfois trop complaisants) sont tentés par la soumission au donneur d’ordre.
Rien sur les inégalités
À la veille d’une période de transformation possible du pilotage de l’État, les enseignants et plus généralement les acteurs locaux sont sceptiques. À la suite de tels changements, ils sont attentistes, plutôt soumis, sachant que « c’est avec LEURS pieds qu’ils marchent ». C’est ce qui donne cette sensation d’immobilisme souvent dénoncé, voire de résistance. Il a fallu une crise majeure (sanitaire) pour que la capacité de changement soit mise à l’épreuve, le changement sous la contrainte accepté. Car pendant la crise, c’est le sentiment d’une responsabilité des acteurs locaux de l’éducation qui a été démontrée et l’utilisation du numérique l’a confirmé. Malheureusement, le ministère a voulu tirer trop vite les enseignements, à l’automne 2020 en construisant les « États Généraux du Numérique ». Trop, vite, trop tôt, bâclés, aux résultats écrits avant d’avoir même analysé profondément les consultations (Retex) qui avaient été effectuées. Car, d’une part, la crise n’était pas terminée à ce moment là, d’autre part, les incertitudes qui ont suivi ont créé des crispations et donc amplifié les résistances éventuelles.
Aujourd’hui, on sent bien, au travers des faits observés, que les cadres de l’éducation « préparent leur suite ». Toujours aussi peu enclins à une approche locale et participative, aussi peu enclins au débat et à la co-construction, chacun préserve son pré carré, tente de se maintenir dans la durée (ou de se projeter pour l’avenir). La lecture des programmes des candidats est suffisamment explicite pour comprendre que, ce qui domine dans plus de la moitié des discours, c’est la notion de « fondamentaux ». L’actuel ministre portait cette idée dès sa nomination, autrement dit pas un « souffle », une « impulsion », mais, là aussi, un repli une sorte de « réaction » au monde troublé. La place du numérique éducatif n’est bien sûr pas un enjeu suffisant face à de tels propos et elle n’est jamais évoquée, autrement que par l’évidence du progrès que constituent les technologies informatiques. Le rapport du Sénat (automne 2021) sur l’illectronisme révèle l’échec d’un questionnement pourtant évoqué, en 1998 par le Premier ministre d’alors. Plus largement, la question des inégalités dans notre société reste en bordure des choix politiques, considérées comme presque inéluctables, inhérentes à nos sociétés. Chaque acteur de l’éducation est confronté au quotidien à ces inégalités, ces différences, toutes génératrices de crispations, mais aussi de sentiment d’impuissance. Le numérique n’est qu’un élément de plus qui creuse les inégalités comme l’a fait jadis le recours au livre et à l’écrit, comme discriminant, sans que l’école parvienne à réduire les écarts. Il ne suffit pas d’apprendre à lire, écrire, compter, il faut savoir prendre pour soi tous les éléments de notre environnement personnel et professionnel, en particulier numérique (omniprésent) pour parvenir à un développement satisfaisant. Si le numérique creuse de nouvelles inégalités, alors il faut agir rapidement dès les premiers temps de la vie et à l’école.
Bruno Devauchelle