« Le mythe du numérique transformateur de la pédagogie doit être combattu. À la place, il y a la réalité d’un nouvel objet apparu au milieu du XXè siècle, l’informatique qui s’est imposée comme un fait social total mais qui est aussi un sérieux perturbateur endocrinien ». Bruno Devauchelle revient sur les argumentaires développés pour installer de l’équipement numérique en classe. Des promesses qui se heurtent à une institution frileuse et à l’absence de prise en compte des didactiques disciplinaires.
Les argumentaires pro numérique
Face aux réticences exprimées récemment à propos du numérique en classe, il faut examiner plus précisément les arguments qui sont convoqués par les décideurs pour expliquer leurs projets. Pour commencer ce travail, nous prenons les arguments proposés par une collectivité pour justifier le déploiement de tablettes en classe de 6è (Seine Maritime). Bien sûr, l’étayage de ces arguments peut varier en importance, mais, dans tous les cas, il y a eu un travail effectué en amont de la décision, en s’appuyant principalement sur les services académiques du numérique éducatif.
« Un groupe de travail a rapidement été constitué pour élaborer le projet aux côtés des services et des élus du Département. Ainsi, la DRANE, des principaux de collèges, des référents pour les ressources et usages pédagogiques numériques (RRUPN) et le Réseau Canopé se réunissent mensuellement jusqu’à la phase de distribution des tablettes ». Deux documents ont été rédigés qui précisent les intentions de ce projet de distribution de tablettes. Nous regroupons et présentons ici les principaux arguments avancés dans ces deux documents.
Pour les élèves :
– Serait plus de nature à favoriser les apprentissages et de développer l’engagement actif des élèves dans leurs apprentissages et de favoriser la créativité et la production de contenus multimédias
– Favoriser le travail personnel de l’élève
– Faciliter l’accès aux ressources, dans et hors la classe
– Faciliter le travail en groupe et la collaboration
– Développer les compétences orales
– Favorise la créativité des élèves
– Plus léger dans le cartable
Pour l’établissement et les enseignants
– Permettre et développer une école inclusive
– Évaluer avec rétroaction immédiate et aide au diagnostic pour l’enseignant
– Offre pédagogique existant sur ce support
– Projets pédagogiques pouvant être déclinés sur ce support
– Vecteur d’évolution des pratiques pédagogiques
– Outil plus dynamique et plus maniable lors d’une séquence pédagogique »
Du numérique pour quelle efficacité ?
Parmi ces arguments la question la plus fréquemment posée est celle des preuves de l’efficacité. Des travaux très contrastés vont dans les deux sens. Toutefois, il faut rester suffisamment modeste et réaliste dans les réponses que l’on apporte à ces questions. Afin de creuser ce sillon, on peut consulter les ouvrages suivants (parmi de nombreux autres) qui apportent des éléments suffisamment signifiants pour connaître et faire le point sur le numérique dans les écoles :
J Boissière, S. Fau, F. Pedro, « Le numérique une chance pour l’école » (Armand Colin 2013)
T Karsenti, J. Bugmann (sous la dir.) « Enseigner et apprendre avec le numérique » (PUMontréal 2017)
J. Boissière, E. Bruillard, « L’école digitale : une éducation à construire et à vivre, NUmérique et transformations de l’école », (Armand Colin 2022)
B. Devauchelle, Eduquer avec le numérique, (ESF, 2019)
On peut aussi, chaque jour lire l’expresso du Café Pédagogique qui se fait l’écho des pratiques « effectives des enseignants » avec le numérique dans leur classe.
Si, les études statistiques ont du mal à mettre en évidence les aspects positifs, c’est que, le plus souvent, le contexte est écrasé par une mesure globale de performance. Mais le constat à faire en amont de ces études, c’est surtout que nombre d’enseignants ne parviennent pas à trouver une juste place au numérique dans leur quotidien. Ce constat n’est pas nouveau, mais il prend un relief particulier alors que les équipements se multiplient.
Un autre exemple de volontarisme argumenté est présent dans le récent projet Territoires Numériques Éducatifs. « répondre à deux ambitions indissociables : l’élévation générale du niveau et une plus grande justice sociale. […] Enrichir les pratiques pédagogiques et améliorer le résultat des élèves. » On retrouve ici le même discours que par le passé, enrichi de la situation vécue pendant deux années de crise sanitaire qui ont mis en relief les diverses fractures liées au numérique, et les possibilités entrevues des moyens numériques au service d’un enseignement qui sortirait de l’habitude présentielle. On retrouve aussi dans l’intention des termes qui désormais peuplent un discours convenu : autonomie, engagement, collaboration, lien famille-école, cadre de confiance…
Un potentiel mal pris en compte
Nos observations et études menées aussi bien en primaire qu’en secondaire depuis dix années nous ont appris que les changements technologiques s’effectuent à un rythme bien différent de celui des changements en milieu scolaire. Même si certains auteurs signalent de nombreux changements variés au sein du monde scolaire, ils semblent oublier qu’à l’échelle plus globale de la plupart des enseignants, les hésitations et les réticences sont nombreuses. L’observation menée en 2019 dans les Landes nous a amené à mettre en avant l’inscription des changements dans le temps long. Nous parlons en particulier des pratiques « par les élèves » du numérique dans leurs apprentissages. Car si l’on parle des pratiques des enseignants, il en est tout autrement. La crise nous a montré qu’ils avaient, pour la plupart, acquis un socle de compétences, pas uniquement numérique, mais d’adaptation, on dirait « agilité » dans la novlangue. Ainsi, ils ont su faire face, souvent par tâtonnement, à une situation inédite pour eux. Mais ils avaient quand même leurs acquis, eux qui sont l’un des premiers groupes professionnels à s’être équipé à titre personnel avant le XXIè siècle.
Les approches scientifiques de ces questions ne peuvent se contenter d’études statistiques et décontextualisées. L’approche locale et pragmatique doit aussi permettre de comprendre qu’il y a une prise de conscience freinée par une institution frileuse et parfois peureuse, du potentiel du numérique éducatif.
Pour nous, deux piliers doivent être pris en compte : l’inscription des politiques du numérique éducatif dans la durée, le nécessaire équipement de chaque élève d’un EIM. Bien sûr, ne jamais négliger les infrastructures, les environnements de travail, qui doivent être en cohérence et continuité avec ces deux piliers.
Enfin, on regrettera que dans tous les documents qui expliquent les intentions de ces politiques ou dans leurs analyses, on mette trop de côté la dimension didactique disciplinaire. C’est au coeur de chacun des contenus enseignés que se situe le véritable enjeu du numérique éducatif sous ses différents aspects : les moyen numériques comme porteurs de nouveaux savoirs, l’imbrication entre les contenus enseignés et l’esprit critique à renforcer du fait du poids du numérique, le développement des compétences d’usage au sein même des enseignements disciplinaires. Le mythe du numérique transformateur de la pédagogie doit être combattu. À la place, il y a la réalité d’un nouvel objet apparu au milieu du XXè siècle, l’informatique qui s’est imposée comme un fait social total mais qui est aussi un sérieux perturbateur endocrinien…
Bruno Devauchelle