Faut-il faire « anticiper » les élèves à partir d’indices partiels, comme on le voit souvent faire à partir de la quatrième de couverture ou de quelques extraits ? On sait désormais que les élèves vont souvent chercher à y trouver du connu, au risque de persister dans leur interprétation erronnée lorsque le vrai texte l’obligera à s’aventurer dans des chemins inconnus. C’est pourquoi Catherine Tauveron, à partir de l’observation attentive des réactions des élèves lors des échanges oraux dans la classe, appelle à faire attention « à l’anticipation non maîtrisée ».
Selon elle, les élèves en difficulté sont souvent totalement dépendants de l’enseignant (celui qui pose les questions et valide les réponses), et ils ont du mal à comprendre que la compréhension ne repose pas sur la tutelle externe : pensant que « le texte est trop dur » ou qu’ « il y a des mots que je ne comprends pas », ils se tournent alors vers la maîtresse ou vers le dictionnaire, persuadés qu’ils n’ont pas de moyens pour régler le problème.
« C’est essentiellement parce qu’on les a habitués à répondre à des questions qui demandent seulement de prélever des indices dans le texte », et trop rarement à produire par écrit un jugement critique, à dire quelles « leçons de vie » le texte leur permet de tirer, ou de dire ce qu’ils pensent de la réaction de tel personnage. Dans ce cas, « lire n’est qu’une activité scolaire qui ne sert qu’à l’école ».
Pour elle, l’apprentissage de la lecture, notamment par les manuels, ne permet que trop rarement de traiter tous les types de prélévements qu’il faut réaliser dans le texte pour « comprendre » : graphèmes et syllabes, connaissances lexicales, marques orthographiques, ponctuation, connaissances sur les reprises anaphoriques, le rôle et le sens des connecteurs, mais aussi connaissances sur les caractéristiques textuelles du genre auquel appartient le texte, conaissance de l’auteur et des stratégies qu’utilisent les auteurs pour ne pas tout dire au lecteur… Pour bien comprendre « il ne fume plus », il faut comprendre qu’il a fumé avant. Lorsque l’auteur a écrit qu’un personnage est « roublard », il faut questionner ses propos pour en présumer le vrai du faux.
C’est ce développement progressif qui permet d’inscrire l’élève dans le « lectorat », avec le prestige qui va avec, et les connivences culturelles qui permettent d’entrer dans une communauté.
Elle propose donc aux enseignants de centrer leur enseignement sur des objectifs multiples :
– faire identifier les personnages, leur mobiles, leurs buts, à partir d’indications éparses dans le textes
– localiser les blancs dans l’intrigue, construire ce qui manque, remettre en ordre les différents éléments qui peuvent être présentés de manière diachronique
– relier l’histoire lue à toutes les autres histoires lues et accéder à la « bibliothèque intérieure »
– faire problématiser le texte, comprendre ensemble sa portée symbolique
– solliciter sa dimension esthétique…
Mais comment réaliser tout ce travail dès le cycle 2 ?
Sans doute d’abord en menant un enseignement explicite de la compréhension, en insistant sur le fait que la difficulté de compréhension est inhérente même au texte, qui réclame une activité. « C’est un premier travail essentiel pour aider à comprendre que « la lecture est une activité partagée » entre l’auteur et le lecteur, et que c’est l’activité de la communauté des apprentis-lecteurs qui va donner vie au texte, dans des modalités d’interprétation possible. »
Elle propose de traduire ces conseils dans la langue même de l’élève, et ergenne la liste des conseils à la tribune, comme si elle s’adressait aux élèves : « Attention, le texte attend que tu soies intelligent. Il peut chercher à te tromper exprès, il attend de toi que tu cherches des choses qui ne sont pas côte-à-côte, que tu ne te laisses pas arrêter par le sens inconnu d’un mot… Ce que j’attends, c’est que tu comprennes que les mots peuvent avoir plusieurs sens, que mes questions n’ont pas forcément de réponse unique, mais que certaines interprétations ne sont pas compatibles avec le texte lui-même… Du possible au plausible, du plausible au vraisemblable, tout ne se vaut pas… »
Elle reprend son adresse aux éducateurs qui l’écoutent : « plus nous croyons les enfants limités, plus nous les mettons en incapacité de pouvoir dépasser leurs limites ». En leur donnant au contraire des « responsabilités intellectuelles », on les enrôle dans la tâche, on leur permet de dépasser leurs représentations de ce qu’est la lecture. Elle tente même une idée iconoclaste en se demandant si les difficultés de déchiffrage rencontrées par certains élèves ne sont pas pour une part la conséquence (et non la cause) de leur difficulté à se représenter ce qu’est l’acte de lecture.
Parmi les outils qu’elle souhaite que les enseignants utilisent, elle insiste sur les écrits de travail et le carnet de lecteur, qui permettent de reformuler, de poser ce qu’il a compris ou non, de formuler des questions, de devenir maître d’un journal de bord qui va permettre de mesurer le parcours réalisé. « C’est en écrivant qu’on prend concience de ce qu’on a compris, beaucoup plus qu’en en parlant », conclut-elle. Plutôt que de « vérifier la compréhension » par des questionnaires de surface, ces écrits permettent à l’enseignant d’entrer dans la boite noire de « ce qu’il n’a pas compris », d’être renseigné sur le processus cognitif de l’élève, d’entendre l’expression du ressentiment intime de l’oeuvre lue, fait d’oublis et de points de fixations. « La reformulation par l’élève de ce qu’il a compris doit permettre à l’enseignant de comprendre ce qui est en train de se construire dans la tête de l’élève, d’installer de nouvelles situations qui vont permettre de mettre en débat les interprétations, de l’impossible au plausible, puis au vraisemblable. »
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