Légalement, depuis 2013, le service public de l’éducation reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser. Ce principe fondamental de l’école inclusive est la traduction pragmatique du principe d’éducabilité qui est au cœur de tout projet éducatif universel. Tant dans l’actualité récente que lors des débats parlementaires de 2013, on a pu observer que cette reconnaissance pourtant élémentaire n’allait pas forcément de soi pour tout le monde sur le plan idéologique. Mais la loi qui porte ce principe n’est pas remise en question. Les institutions et les acteurs du système scolaire sont donc engagés. Pourtant, à l’aune des réalités opérationnelles et des contingences culturelles, il est loin d’être établi que ce principe soit définitivement consolidé. Des obstacles redoutables demeurent.
Sans aucune distinction ?
Lors de la construction de la loi du 8 juillet 2013 qui établit la reconnaissance de la capacité de tous les élèves à apprendre et à progresser et l’inclusion scolaire de tous les enfants, la députée Marietta Karmanli présenta un amendement qui proposait de substituer après « inclusion scolaire » les mots « [sans] aucune distinction en tenant compte de leurs besoins particuliers. » à « [sans] distinction d’origine, de milieu social et de condition de santé ».
Le rapporteur du projet de loi, Yves Durand, lui fit alors remarquer : « Vous souhaitez en effet inscrire les mots "sans aucune distinction", tout en précisant "en tenant compte de leurs besoins particuliers" : vous ajoutez donc des distinctions, vous contredisant ainsi vous-même. […] Je vous propose donc de rectifier votre amendement en indiquant "sans aucune distinction.", sans autre précision, car cette rédaction se suffit à elle-même ».
La ministre déléguée à la réussite éducative, George Pau-Langevin, approuva cette proposition : « L’objectif d’une école inclusive, rappelé par Mme Karamanli, nous est cher, car il donne une place adaptée et égale aux enfants en situation de handicap. Concernant ces enfants en situation de handicap, je rappelle d’ailleurs que l’objectif d’inclusion que nous réaffirmons leur demande de fournir de gros efforts pour parvenir à suivre une classe en milieu ordinaire. Par conséquent, nous savons que des mesures doivent être prises et qu’une attention spécifique doit être portée à ces enfants qui ont des besoins particuliers, afin qu’ils trouvent leur place et s’épanouissent à l’école. Le rapporteur a toutefois raison d’indiquer qu’on ne peut pas affirmer le principe d’une inclusion totale tout en spécifiant des besoins particuliers : il me semble que cela va sans dire. »
Finalement, le président de séance proposa de voter l’amendement rectifié par le rapporteur. L’amendement fut adopté, affirmant une inclusion scolaire sans aucune distinction, et donc universelle. En deuxième lecture, le Sénat confirma son adhésion à la nouvelle rédaction de l’article. Et avec la promulgation de la loi, l’affirmation de la capacité de tous les enfants à apprendre et à progresser, ainsi que l’inclusion scolaire de tous les enfants sans aucune distinction furent inscrites dans le premier article du Code de l’éducation, au sein des principes généraux.
Un consensus moral en faveur des enfants handicapés
Une chose apparaît donc acquise : que l’on se situe politiquement de droite, du centre, de gauche ou d’ailleurs, chacun nourrit en lui un positionnement solidaire à l’égard des enfants handicapés. C’est l’un des grands progrès silencieux de notre civilisation en ce sens qu’il s’agit là de l’appropriation par tout un chacun du principe de l’égalité de dignité de tous les êtres humains. Quand il s’agit des enfants handicapés, aujourd’hui chacun perçoit leur nature indiscutablement humaine, chacun sent clairement ou confusément sa parenté avec eux, et surtout, chacun ressent leur intangible qualité d’enfant que tout adulte doit protéger. Nier tout cela apparaîtrait indécent à l’immense majorité des Français.
Politiquement, il y a aujourd’hui un consensus sur cela, au moins sur le plan de l’affirmation théorique.
Mais ce n’est qu’un point de départ. De fait, il y a encore des failles et des entorses à cet assentiment. L’effort collectif nécessaire pour rendre effective la mise en œuvre de ces principes est encore immense. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, nous avons le devoir de nous méfier de l’illusion performative qui nous pousse à croire que parce que l’action est inscrite dans la loi, elle est effective.
L’illusion du discours plutôt que la réalité de terrain
Tous les gouvernements de ce début de XXIe siècle obéissent davantage aux nécessités politiques du temps électoral d’une mandature de 5 ans qu’aux besoins du temps long qui est celui de l’éducation. L’illusion performative est alors intrinsèquement liée à la communication politique. Concernant l’école inclusive, le quinquennat qui s’achève actuellement aura été l’un des plus actifs en l’espèce. On allait enfin créer une école « pleinement inclusive » au terme d’un plan volontariste achevé en 2022. Chaque rentrée, une kyrielle de données chiffrées succédaient triomphalement à la précédente. Pour la première fois en 2019, une circulaire de préparation de la rentrée signée par le ministre était intégralement consacrée à l’école inclusive en vue de créer un grand service public de l’école inclusive. Et la loi pour une école de la confiance de juillet 2019 comportait un chapitre de 6 articles entièrement dédiés au renforcement de l’école inclusive.
Au terme de cette période, il est patent qu’ont été créés de nouveaux dispositifs (SDEI, PIAL, CDSEI, CNSEI, Cap école inclusive, automatisation des aménagements d’examen, convention régionale de partenariat avec les ARS, LPI) et que des moyens supplémentaires ont été budgétés (emplois d’AESH, Ulis, UEE Autisme). Et pourtant, sur le terrain, aussi bien du côté des professeurs que pour les AESH et les parents, jamais ne s’est estompé un énorme sentiment de frustration, de déception et d’inquiétude face aux réalités. C’est qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Aucune communication politique triomphaliste ne peut effacer une mise en œuvre maladroite, mal coordonnée, plus administrative que pédagogique, plus empreinte d’affichage « politique » que de réalisme opérationnel, plus catégorielle que systémique. Dès lors, le contraste entre l’affirmation politique et les réalités perçues par les acteurs de terrain provoque un effet décourageant, voire aliénant. L’école inclusive apparaît comme une énième priorité de plus, alors que ce devrait être le cœur de l’École.
Concrètement, aucun responsable politique attaché à la transformation de notre système scolaire en école pleinement inclusive n’a vraiment pris en compte ce qui remet en cause l’application des principes fondateurs pourtant inscrits dans la loi.
Quand les faits et l’histoire éducative imposent les distinctions entre élèves
Un élément s’impose notamment. Il est redoutable, parce qu’immédiat, et surtout nourri par tous les fondements de notre système éducatif. C’est l’écart entre les acquis de l’élève à besoins éducatifs particuliers et les objectifs d’enseignement proposés dans la classe où il est inscrit. Quand cet écart est très important, alors, aux yeux des professeurs, le principe d’universalité de la capacité d’apprendre et de progresser et celui de la scolarisation inclusive de tous les enfants sans aucune distinction ne tiennent plus. Les professeurs traduisent fréquemment ce grand écart en évoquant la trop grande hétérogénéité des élèves qui les empêche de faire leur métier. On a ici l’origine de la plus grande défiance à l’égard de la perspective d’une école pleinement inclusive. Aucune loi affirmant le principe inclusif « sans distinction » ne peut effacer la trivialité de cette situation qui est source d’angoisse et de mal être enseignant. Très peu d’acteurs connaissent la possibilité de mobiliser une PAOA (programmation adaptée des objectifs d’apprentissages). La sociologue et professeure des écoles spécialisée Sylviane Corbion a largement illustré les tenants et les aboutissants de ce contraste dans son récent ouvrage « L’école inclusive, entre idéalisme et réalité » (éditions Érès – 2021).
En fait, cette situation est inhérente aux principes fondateurs du système scolaire français, principes historiques qui ne se retrouvent pas dans tous les systèmes scolaires internationaux comme on pourrait le croire. Héritier d’une cohorte de fondateurs remarquables depuis la Rennaissance, notre système s’appuie sur des caractéristiques qui répondent à une conception de l’ordre social et une efficacité économique de masse que la IIIe République a adoptées sans états d’âme pour en faire la base de la forme scolaire française : enseignement collectif frontal, groupes d’élèves organisés en classes ou divisions aux effectifs proches de la trentaine, gestion des comportements par une discipline collective fondée sur la docilité, découpage des enseignements par disciplines héritées de l’université, programmes encyclopédiques rigoureusement répartis en années scolaires, hiérarchie morale des savoirs, des niveaux et des filières d’enseignement promouvant la théorie par rapport à la pratique, culte de l’élitisme qualifié de républicain et considéré comme démocratique au nom de l’égalité des chances et de la méritocratie, évaluation chiffrée des élèves dans une logique d’évaluation par compétition qui met d’abord en évidence les échecs en vue d’une sélection progressive par éliminations successives. Les bases de la formation professionnelle initiale des enseignants, et particulièrement dans les niveaux du second degré, sont imprégnées de ces principes depuis près de deux siècles. Dès lors, l’introduction des idéaux de la démocratisation scolaire, de la coopération et de l’éducation inclusive sans avoir préalablement discuté et amendé ce qui précédait ne peut que mettre les acteurs dans des situations d’injonction paradoxale, voire d’insécurité morale.
Quand le récit politique est contreproductif
En outre, quand le récit politique qui encadre l’école inclusive se focalise sur le seul handicap, sur la catégorisation « médicale » des troubles nosographiques, sur la compensation et l’individualisation, négligeant dans le même temps la mise en œuvre opérationnelle de l’essentiel, à savoir l’accessibilisation universelle de la forme scolaire et des scénarios didactiques, la dialectique pédagogique entre la personnalisation et l’enseignement collectif, la promotion institutionnelle de partenariats intermétiers et intercatégoriels, la cohérence des savoirs scolaires entre eux et avec les objectifs de la nation, il favorise des dynamiques contraires à la scolarisation inclusive. Ce même récit ensemence sans en avoir conscience le désengagement des professeurs qui ne s’estiment pas assez compétents, voire qui ne se sentent pas disponibles pour le devenir. Il provoque indirectement la délégation de l’inclusion à des prestataires alternatifs, enseignants spécialisés, AESH, voire équipes médico-sociales, cela au détriment de l’universel et du commun. Dans le même élan, quand le politique rajoute de nouveaux dispositifs, de nouvelles procédures et de nouveaux objets définis par des sigles et acronymes obscurs sans jamais rien retrancher de ce qui existait précédemment, ni à articuler entre eux tous ces artefacts, il crée un embrouillamini institutionnel illisible pour l’immense majorité des acteurs non spécialisés. Embrouillamini qui ne peut que participer à la méconnaissance, à l’incompréhension et à la défiance envers les principes de l’école inclusive.
En réalité, l’école française sera pleinement inclusive lorsqu’elle aura les moyens culturels et sociaux d’enseigner sereinement à tous les enfants sans distinction. Il faudra plus d’un quinquennat, plus que quelques mesures catégorielles et que quelques infographies flatteuses pour y parvenir. La vraie révolution paradigmatique de l’école inclusive se joue sur cet enjeu.
Dominique Momiron
La capacité d’apprendre au cœur de l’école inclusive
L’éducabilité « inclusive » à l’école dans le débat idéologique
Sylviane Corbion : L’école inclusive entre idéalisme et réalité