Du 9 au 12 mai, France 2 a diffusé dans son journal télévisé un reportage vantant les mérites d’une méthode, « la planète des Alphas », prétendant apprendre à lire en 7 jours en facilitant la reconnaissance des lettres. Une méthode vivement critiquée par Pierre Frackowiak, inspecteur de l’éducation nationale, dans l’hebdo du médiateur » de cette même chaîne.
– L’idée qu’on puisse apprendre à lire avec des petits personnages peut paraître à première vue amusante pour beaucoup de parents. Pourtant pour vous « ce n’est pas en mettant un son sur des lettres / figurines ou personnages qu’on apprend à lire »…
– Il ne fait aucun doute que l’utilisation de ces petites figurines comme Mademoiselle U dont les tresses se dressent pour former un U quand elle dit « hue! » est amusante pour beaucoup de parents. Elle est aussi très amusante pour l’orthophoniste qui anime le petit groupe d’enfants et qui se dépense beaucoup, mime, « onomatope », gesticule… Elle ne l’est pas forcément beaucoup pour les enfants que l’on voit finalement assez peu dans les émissions et dont on ne s’occupe pas du tout de ce qu’ils savent. Cette manipulation est grave: elle induit une confusion entre le plaisir éventuel de jouer avec des petites poupées et celui de réussir un apprentissage, de comprendre une phrase, un petit texte ou de le faire comprendre à l’autre en le lisant. Il ne s’agit pas du tout du même plaisir. Le second, le plaisir d’apprendre ne peut pas se produire dans les situations vues à la télé. Ce plaisir intellectuel autant qu’affectif nécessite une réflexion pédagogique de haut niveau qui dépasse complètement la seule activité de jeu avec les figurines et l’activité mécanique de nommer les figurines par un son et une lettre.
Nous ne sommes dans une activité d’apprentissage de la lecture que si l’on travaille sur des vrais mots, des phrases, des textes écrits et non sur des gadgets colorés tels que ceux qui sont distribués par une célèbre chaîne de restauration rapide. Notons au passage que ceux qui prétendent résoudre les problèmes d’orthographe grâce à leur méthode miraculeuse, oublient sans états d’âme que le U de Melle U, n’est pas du tout la même chose que le « hue! » qu’elle adresse à son cheval. Le « h », le « e » et le point d’exclamation ne sont pas jetés par-dessus bord de la planète. Je considère que sur cette simple question, la planète trompe les gens.
– En disant cela n’allez vous pas contre les instructions officielles ?
Il y a un grand écart entre les instructions ministérielles officielles, c’est-à-dire les programmes de 2002, à peine retouchés, les écrits des spécialistes reconnus et les discours médiatiques, circonstanciels du ministre. Ce qui s’impose, ce n’est pas le discours, ce sont les textes. Il est vrai que les gens entendent le discours mais ne connaissent pas les programmes. Il appartient aux enseignants d’expliquer aux parents ce que sont les textes de 2002 et de ne pas négliger la part d’intelligence nécessaire pour l’apprentissage même du code et l’importance du sens de tous les écrits mis à l’étude. Ainsi, par exemple, si l’on veut cet apprentissage intelligent et pas seulement mécanique et bête, il faut que ce soit maman (Pardon mesdames!) qui lave la salade et non papa, car dans maman, l’un des a ne se prononce pas a mais an, ce qui permet d’observer, de comparer, de distinguer, de classer, de comprendre le système écrit.
– Le ministre semble pourtant recommander officiellement la méthode syllabique. Y a-t-il contradiction?
On peut percevoir en effet une contradiction entre le discours de circonstance et les programmes. Ce qui pose de gros problèmes aux enseignants de CP qui sont assaillis de questions par les parents. Mais le ministre ne dit pas qu’il faut enseigner bêtement. Il sait, comme nous tous, même si on oublie de le dire, que si l’on a abandonné la syllabique dans les années 70, qui sévissait depuis des siècles (on a même trouvé un superbe Monsieur U dans un manuel de 1817!), c’était justement parce que les performances constatées à l’époque étaient insuffisantes. Les ministres de droite et de gauche ont soutenu, encouragé, impulsé les transformations des pratiques qui étaient nécessaires et qui doivent, certes, être encore régulées et améliorées. Ils n’étaient ni des imbéciles ni des destructeurs de l’Ecole. Nous arrivons à un moment crucial où il faut renforcer la maîtrise du système écrit tout en améliorant la compréhension. Les enseignants sont capables de le faire sans pour autant se jeter à corps perdu dans la nostalgie d’un âge d’or de la lecture qui n’a jamais existé et sans attendre désespérément la méthode miracle que n’importe qui pourrait appliquer à l’aide de jouets.
– Pensez vous que France 2 est allée trop loin ? Comment interprétez vous ces choix d’émissions aussi contradictoires qui se succèdent sur cette chaîne ?
Je pense que France 2 a fait une erreur, a été abusé par une entreprise commerciale habile, et qu’il faudrait faire de l’information objective, sérieuse, en travaillant avec des enseignants dans les classes, dans les écoles, avec des spécialistes compétents capables d’expliquer simplement comment un enfant apprend.. et de bien faire comprendre que le rôle essentiel des parents n’est pas de dresser leurs enfants à faire u en même temps qu’une figurine mais à leur lire des livres, beaucoup de livres, inlassablement et d’en parler, d’observer…
Quant aux raisons de France 2, je ne sais pas et je n’interprète pas. Je note que l’émission du médiateur a permis de compléter utilement l’information, de relancer, je l’espère, le débat, et d’éviter autant que faire se peut, la manipulation de l’opinion publique par des opérations qui ne seraient pas dignes du service public.
Pierre FRACKOWIAK
Entretien : François Jarraud
Page publiée le 14-05-2006
L’hebdo du médiateur de France 2
http://relations.france2.fr/mediateur_videos/13-05-2006.asx
De la classe à l’école, un texte de P. Frackowiak
http://www.meirieu.com/FORUM/frackowiakclasseetecole.pdf
Le site de la planète des Alphas
http://www.planete-alphas.net/accueil.htm