Le rapport au temps est toujours personnel. Travaillant sur le temps de travail des enseignants pour sa thèse, Julien Tourneville n’essaie pas de l’estimer en heures. Il y a suffisamment d’études là dessus. Il travaille sur le temps ressenti, c’est à dire chez beaucoup d’enseignants sur le sentiment d’être débordé. Et il arrive à voir quels facteurs agissent sur la construction de ce rapport au temps de travail chez les enseignants. Bine plus que la discipline ou le niveau d’enseignement, c’est le positionnement social des enseignants qui fait qu’ils vont se sentir débordés ou pas. Mais c’est aussi l’institution qui fabrique cette invasion du temps en promouvant un modèle d’enseignant "professionnel" qui implique une remise en question perpétuelle de ses pratiques et une ouverture aux parents et à l’équipe. Ainsi, selon Julien Tourneville, la professionnalisation enseignante déprofessionnalise les enseignants. Voilà qui fait réfléchir…
Le temps de travail des enseignants est toujours en débat. Comment l’appréhender ?
Le temps de travail des enseignants fait l’objet d’études et de discussions. On a cherché à améliorer son efficacité, à l’équilibrer pour avoir de meilleurs résultats. Et il s’est même invité dans la campagne présidentielle !
Ma thèse s’écarte de ces débats et d’une conception mathématique du temps de travail des enseignants. Le temps humain est toujours subjectif. On ne le vit pas de la même manière. Ma thèse travaille sur la façon dont est vraiment vécu ce temps. Comment les enseignants vivent le temps. L’appréhender a été un enjeu. Pour cela je mélange des données qualitatives, fournies par des entretiens, avec une analyse statistique pour faire émerger les façons dont les enseignants vivent leur temps de travail.
Les enseignants choisissent souvent ce métier car ils ont l’impression d’être maîtres de leur temps. Confirmez vous cette impression ?
C’est une fausse impression et ma thèse le montre. Pour être maitre de son temps cela nécessite une façon de se positionner par rapport à son travail. Il faut se permettre cette liberté. Or très souvent on ne s’y autorise pas. Même avec un emploi du temps pas très lourd, des vacances, des enseignants vont investir leur temps de travail de façon à être débordés et à travailler tout le temps. Ma thèse montre que cela ne dépend pas des individus mais que c’est lié à des caractéristiques sociales. Finalement, les personnes débordées sont celles qui surinvestissent. Ce sont le plus souvent des jeunes femmes d’origine modeste qui veulent faire leurs preuves et répondre au mieux aux demandes. Elles se font déborder par les injonctions institutionnelles et les demandes des parents.
Ceux qui ont cette impression d’être maîtres de leur temps ce sont ceux qui résistent ?
Ce sont surtout ceux qui se sentent légitimes à agir comme ils souhaitent agir. Ils s’opposent aux injonctions à ouvrir la classe, à accueillir les parents. Ils ont des dispositions qui leur permettent de calmer le jeu et de se sentir davantage maitres de leurs pratiques pédagogiques.
Vous dites que cela dépend du genre. Mais d’autres éléments entrent en jeu ?
Il y a des différences entre premier et second degré. Dans le second degré il y a la possibilité d’effectuer son travail dans l’établissement et cela favorise un détachement entre le lieu de travail et le lieu de vie. Ca évite de se sentir débordé par son travail et de sacrifier du temps de la vie privée. Mais si on prend les professeurs des écoles on voit une différence entre ceux qui travaillent dans leur classe après les cours et ceux qui travaillent chez eux. Aussi plus qu’une question de degré c’est une question d’aménagement de son travail. D’un autre coté dans le second degré on a aussi des enseignants qui se disent débordés.
Un autre élément qui entre en jeu c’est l’origine sociale. Des enseignants d’origine aisée, avec un fort capital culturel n’ont pas le même niveau d’assujettissement aux contraintes professionnelles que des personnes d’origine plus modeste. Les premières se permettent de dire non à certains parents, de ne pas appliquer les réformes tout de suite. Par contre les enseignants d’origine plus modeste vont essayer de satisfaire tout le monde et de répondre positivement aux injonctions. Elles seront plus facilement débordées.
Cette gestion du temps enseignant évolue t-elle avec l’ancienneté ?
Je n’ai pas pu suivre des carrières. La majorité des enseignants sont hyper organisés et déclarent s’en sortir tout en étant à la pointe des injonctions pédagogiques comme l’évaluation par compétences par exemple, ou le travail en équipe. J’observe qu’ils sont moins nombreux en fin de carrière qu’en début. Leur contingent diminue au fur et à mesure des années car leur positionnement est très difficile. Il devient intolérable avec le temps.
C’est la politique ministérielle qui déstabilise le temps enseignant ?
Elle l’influence beaucoup. C’est le politique qui crée les conditions de la pratique enseignante et c’est lui qui crée les réformes. Il institue le changement et demande des adaptations qui rendent les choses plus complexes. Actuellement par exemple les enseignants vivent un rythme élevé de changements. Et cela un certain flou chez les enseignants qui ont du mal à suivre vers quoi on va. Ils peuvent s’essouffler et perdre le sens de ce qu’ils font. L’institution ne montre pas une ligne d’horizon claire. La perte de sens amène au mal être.
Vous dites dans la thèse que d’une certaine façon la professionnalisation enseignante déprofessionnalise les enseignants. Que voulez vous dire ?
C’est un paradoxe important. Aujourd’hui on propose aux enseignants un modèle celui du professeur dans le mouvement, qui s’adapte en continu à chaque élève et au travail en équipe, qui absorbe le rythme élevé des réformes. On a une promotion de ce modèle de professionnalisation enseignante. Or en voulant professionnaliser à un rythme effréné on obtient surtout une perte de sens. On court sans fin à quelque chose qu’on n’arrive pas à atteindre. Ce ressenti de perte d’autonomie et de sens en se professionnalisant est un symptome de déprofessionnalisation. On peut dire que chez les enseignants la professionnalisation , telle qu’elle est instituée, déprofessionnalise.
Alors que faire ?
J’ai essayé dans ce travail de surtout ne pas me positionner en prescripteur. Je préfère permettre la parole et faire comprendre les quotidiens des enseignants.
Propos recueillis par François Jarraud