La réalité virtuelle peut-elle aider à apprendre à nager les phobiques ? Deux enseignants, Régis Fayaubost et Sébastien Maire, et un chercheur, Lionel Roche, expérimentent en établissement scolaire une nouvelle approche, appelée Phobies 360°, utilisant la vidéo 360°. Ils partagent les premiers résultats et le scénario mis au point pour aider les élèves.
La lutte contre les noyades est une priorité nationale. Quel constat faites-vous actuellement ?
RF – En France, les rapports successifs de Santé Publique France montrent que le nombre de noyades ne cesse d’augmenter, tout particulièrement chez les moins de 13 ans. Cette problématique réactive, année après année, cette priorité dès le plus jeune âge et suscite même l’idée de créer un « permis de nager ». De plus, cette problématique âge-dépendante ne demeure pas une spécificité française car la lutte contre les noyades est omniprésente sur le plan international. Si de nombreux plans sont mis en œuvre pour favoriser l’aisance aquatique et le savoir nager, le nombre de noyades ne semble pas baisser, faisant de cette problématique un enjeu sociétal fort qui appelle à envisager de nouvelles pistes du rapport de l’élève au milieu aquatique.
Vous expérimentez une nouvelle approche basée sur la vidéo à 360° ?
SM- Face à ce constat, une nouvelle piste est explorée puis développée : le recours à la vidéo 360°. Comme nos analyses ont montré que les approches traditionnelles ne sont peut-être pas satisfaisantes pour des élèves bloqués à ce premier stade « émotionnel », nous avons décidé d’explorer cette nouvelle piste. Cela semble pertinent dans notre contexte établissement où plus de 70% de nos non-nageurs se déclarent (questionnaire) ou sont identifiés comme phobiques. Les progrès les plus récents en neurosciences, en sciences cognitivo-comportementales, les évolutions des outils numériques dans ce domaine et les résultats de la thérapie par exposition à la réalité virtuelle nous ont confortés dans cette idée.
Utiliser des masques de réalité virtuelle en EPS pour lutter contre les noyades, n’est-ce pas déroutant ?
RF- Certes, associer les outils numériques et l’environnement piscine n’est pas naturel mais les outils le permettent aujourd’hui. Depuis 2018, nous avons lancé des expérimentations visant à faire vivre via de la vidéo 360 et un masque de réalité virtuelle (hors et dans le bassin), une succession d’émotions de plus en plus fortes afin de réduire ces peurs et de relancer les élèves stigmatisés. Ces phobies en natation n’ont jamais été explorées sous cet angle en France où elles sont souvent perçues comme une fatalité. Et si la réalité virtuelle a su faire ses preuves dans la lutte contre diverses autres phobies, son remplacement par la vidéo 360° comme alternative plus accessible technologiquement et économiquement semble particulièrement pertinente dans le cadre des leçons d’ÉPS.
Quels sont les types de phobies rencontrées chez les élèves ?
RF- A partir de constats réalisés lors de leçons d’enseignement, deux types majeurs de phobies ont pu être identifiés comme étant sources principales de fortes difficultés d’apprentissage chez les élèves : l’ablutophobie (peur d’avaler de l’eau et de se noyer par immersion des voies respiratoires) et l’aquaphobie (peur du milieu aquatique et de ses propriétés donc de se noyer par engloutissement). Ces deux profils phobiques ont été pris en compte dans la démarche d’enseignement afin d’apprendre à nager à tous les élèves. Un troisième type de phobie (thalassophobie, peur de la faune et la flore marine) n’est pas analysée (car nous sommes en piscine) mais vient colorer certaines vidéos.
Ainsi, le recours à la vidéo 360° a été envisagé dans un premier temps comme un outil permettant d’amener les élèves à s’immerger virtuellement (et se confronter à leurs peurs) avant ou pendant leur immersion réelle dans l’eau. Cependant, la vidéo 360° ne constitue qu’un outil technologique, son usage n’est pas gage d’apprentissage systématique et de disparition des phobies aquatiques. Il a donc été nécessaire de construire des scénarios d’usage de cette nouvelle technologie.
La démarche conçue et testée dans le cadre de l’enseignement de la natation repose sur trois étapes qui ont été élaborées progressivement au cours d’expérimentations en classe selon une démarche itérative. Si la vidéo 360° était initialement utilisée de façon ponctuelle et comme outil exclusif, son usage a été affiné et s’inscrit désormais dans un scénario en trois phases qui vise à déconstruire les phobies avant d’y ancrer les apprentissages.
Décrivez-nous la phase 1 du scénario d’usage
Après avoir fait passer un questionnaire aux élèves afin de catégoriser des typologies et des niveaux de phobies complété d’observations cliniques (observation des effets de la phobie via des signes ou comportements) lors du test de référence de l’ASSN (Attestation Scolaire du Savoir Nager), nous avons réparti tous nos élèves phobiques en un groupe témoin et un groupe test bénéficiant de cette nouvelle démarche. L’enjeu pour ce dernier est bien de faire disparaître certaines appréhensions et blocages émotionnels en travaillant séparément puis progressivement et conjointement sur l’ablutophobie et l’aquaphobie avant d’entrer pleinement dans des apprentissages plus techniques.
Pour ce faire, notre démarche combine une approche dont la première phase débute hors bassin, dans l’espace douche, avec une progression ludique à base de jeux avec des contenants inspirés des propositions de Pignol (2015). Cette étape amène à une approche hors / dans le bassin des principes respiratoires fondamentaux mais en ouvrant la relation au milieu liquide et en venant s’appuyer sur des rapports à l’eau (plus chaude ici, ce qui n’est pas négligeable) connus et routinisés. Nous nous appuyons sur ce que les enfants maitrisent ou vont être capables de gérer (grâce aux habitus pris lors des douches, lavage des dents, etc.). Les élèves apprennent donc progressivement la relation au milieu liquide de façon ludique et sans être de facto plongé dans celui-ci sur un temps long.
Cette approche hors bassin rassure, peut procurer du plaisir et permet aux élèves de se centrer sur les contenus de ces jeux qui soulèvent les singularités du milieu tout en les associant à des principes fondamentaux de respiration aquatique et de physiologie : l’eau ne rentre pas dans le corps par les yeux, ni par les oreilles par exemple, ce qui constitue un conflit cognitif avec les représentations des non-nageurs. Ce n’est qu’une fois la dynamique enclenchée que les situations se poursuivent, s’enrichissent et se complexifient en petite et moyenne profondeur pour stabiliser les apnées via trois techniques : 1) blocage mécanique (comme le jeu de la marmotte, où l’on provoque l’obstruction des narines en remplissant les joues d’air afin de ressembler à l’animal), 2) blocage physiologique (blocage de la bulle d’air en fond de gorge, plus complexe) et 3) blocage par des contre flux (expiration de l’air par le nez, gestion du rapport flux d’air expiré / durée / pression d’entrée de l’eau / gestion du stress).
Après cette première étape, comment faites-vous évoluer votre scénario ?
Une seconde étape amène à des situations d’apprentissage qui distinguent puis combinent les deux types de phobies en engageant l’utilisation de tubas (pour l’ablutophobie) et de masques scaphandres pour l’aquaphobie (système initialement prévu pour la randonnée aquatique de surface détourné ici à des fins pédagogiques après autorisation des concepteurs).
Dans le cas de l’ablutophobie, les tubas permettent la maîtrise des flux et des débits dans des conditions d’immersion variées plus ou moins stressantes. Tout comme pour construire les apnées via la présence d’eau bloquée puis aspirée / expulsée dans le tuba. Ils permettent des progrès significatifs dans la maitrise du stress liés à l’appréhension d’avaler de l’eau.
Dans le cas de l’aquaphobie, le masque utilisé est de type scaphandre en plastique transparent recouvrant tout le visage. En libérant l’utilisateur d’une respiration aquatique (via un système de tuba avec système anti-retour) et en permettant au non-nageur de conserver sa respiration de terrien, il permet d’isoler ici aussi les phobies et de lutter progressivement contre les mythes liés à l’engloutissement (hors de l’eau, sur des tapis, puis progressivement dans l’eau). Pour autant, les échanges gazeux passent par un tuba, doivent donc ici aussi être canalisés et ne sont pas aussi libres qu’en respiration normale. Ce masque peut ensuite, si besoin, être remplacé par un système masque traditionnel plus tuba.
C’est donc dans cette troisième étape que vous intégrez à votre approche les masques de réalité virtuelle ?
En effet, c’est dans une troisième étape que les masques de réalité virtuelle (RV) utilisés avec de la vidéo 360° vont permettre de faire vivre des émotions progressivement plus intenses et ainsi réduire les phobies initiales. Les masques RV n’ayant pas encore de caractéristiques permettant de les utiliser dans l’eau, ils sont utilisés de deux façons dans notre démarche. Tout d’abord lors d’ateliers dédiés qui vont se dérouler hors bassin avec masque RV autonomes ou reliés à un ordinateur portable. Ensuite, lors d’ateliers directement dans l’eau en petite ou moyenne profondeur via l’utilisation de masques supports et smartphones (tolérants une immersion accidentelle jusqu’à 3 mètres).
Les élèves peuvent donc, grâce à ces masques, vivre des scénarii en eau vive, en pleine mer et en immersion (plus ou moins profonde, avec poissons, méduses). Le matériel utilisé a donc permis de mettre en place ces ateliers confrontant l’élève à une échelle de stress progressifs choisis partant du milieu piscine standardisé jusqu’au milieu aquatique naturel. Selon le niveau de stress initial du phobique, d’une à trois / quatre séances de visionnages permettent de constater des avancées.
Quelles transformations constatez-vous à l’issue de ce travail avec les élèves ?
SM- Au cours puis à l’issue de ces trois phases, des transformations ont pu être identifiées : les élèves n’ont plus de signes manifestant leurs phobies. Ils acceptent d’ouvrir la bouche sous l’eau, maitrisent les apnées, vont jouer au fond du grand bain. Cela permet de pouvoir ancrer des apprentissages techniques et de valider la compétence attendue, chose impossible avant pour des phobiques. La confiance accordée par les élèves aux enseignants les ayant accompagnés dans cette démarche devient alors un puissant moteur permettant ensuite d’accélérer les apprentissages et de récupérer le décalage dans la séquence avec des approches plus traditionnelles.
Ainsi, au terme de notre démarche testée pendant 1 an sur nos 54 non nageurs (composé de plus de 70% de phobiques) répartis sur 2 groupes, nous avons pu constater les points suivants : si les élèves du groupe témoin (apprentissage traditionnel) ont tendance à valider plus rapidement l’ASSN dans la séquence, certains élèves demeurent non nageurs. 4 élèves ont échoué au test avec une approche traditionnelle et 3 sur 4 restent phobiques, ce qui confirme une conservation du ratio initial et nos analyses initiales.
Par contre, les élèves du groupe test (process PHOBIES 360°) vont valider l’ASSN plus tard dans la séquence (compte tenu des 3 étapes) mais avec, in fine, de meilleurs résultats puisqu’un seul élève n’aura pas validé le test (et il n’était plus phobique). Il n’y a plus aucun phobique dans ce groupe. Cette première année d’expérimentation s’étant déroulée en période de COVID, la temporalité de la séquence aura été de 14 leçons d’une heure dans l’eau. Elle est reconduite cette année scolaire 2021/2022 pour voir si les résultats se confirment.
Que déduisez-vous de vos résultats pour les collègues EPS ?
Nous estimons que ces expérimentations doivent sensibiliser les collègues à se questionner sur l’origine du non savoir-nager et sur le 100% de nageurs en fin de cycle 3. S’il s’avère que les enseignants d’EPS accueillent des élèves phobiques, alors notre démarche en 3 étapes semble une excellente alternative à un enseignement plus traditionnel. Les étapes 1 et 2 sont faciles à mettre en œuvre, l’étape 3 nécessite du matériel mais est aussi celle qui permet de repousser le curseur des stress rencontrés. Nous travaillons activement afin d’améliorer les vidéos supports utilisées car leur qualité et leur réalisme conditionnent l’immersion sensorielle et l’engagement des élèves dans l’activité d’apprentissage.
Propos recueillis par Antoine Maurice et Benoît Montégut