Pour Gilles Amado, psychosociologue, ce qui distingue les individus, c’est qu’ils ne sont pas touchés de la même manière par les mêmes éléments, même si certains événements peuvent susciter des réactions collectives : « Comprendre les liens entre subjectivité et travail, c’est comprendre ce qui est investi psychiquement par les individus dans leur travail, avec des effets sur leur travail, sur leur équilibre, sur leurs relations avec les autres ».
Mais il est probable que le clinicien, comme d’autres intervenants, fixe son attention sur une seule dimension, celle dont il se sent plus proche. Chacune des disciplines a ses méthodes, ses techniques, s’adresse à une partie de la subjectivité pour répondre aux contraintes de travail du chercheur. Aucun courant ne peut prétendre englober la subjectivité toute entière, et on risque toujours le dogmatisme, ou les modes : l’idéalisation des collectifs aux dépens de l’intrapsychique ; le fait de minimiser les relations institutionnelles ; les « discours-écran » où on dit ce qu’on veut bien dire ; le renforcement de la plainte qui justifie le statut du professionnel du clinicien ; la non-remise en cause des modes de production ; le sur-investissement dans la vie professionnelle pour masquer les limites de la vie familiale… « Autant de questions provocantes, conclut Gilles Amado, pour lesquelles je me fais l’avocat du diable qui sommeille en moi… »
Daniel Faita : « Les paroles des précaires nous montrent comment ils s’excluent du travail » L’accès à la subjectivité ne se fait pas en ligne droite, à fortiori quand on n’est pas psychologue… Grâce à la question d’Amado (« Quelle validité accorder au discours manifeste d’un travailleur ? »), Daniel Faita situe sa préoccupation : « que fait-on des discours sur le travail ? Comment ce discours est à la fois un masque et un sas d’entrée dans la connaissance de l’activité ? C’est précisément mon activité professionnelle ».
Il entend dessiner des figures de « sujets travaillants » dans l’espoir de pouvoir densifier le leurs rapport à leur travail, tendre des perches, fournir des munitions… « Ces « paroles sur le travail » sont des outils pour « augmenter leur pouvoir d’agir ». Il partage avec Le Blanc l’idée qu’on n’est « soi » qu’en rapport aux normes, y compris à travers le langage qui permet la médiation du rapport au travail.
Il raconte ses expériences de travail sur « précarité et action sociale », comment son équipe a vu des CDD et intérimaires de la Poste, qui existent administrativement, mais parlent d’eux-mêmes en s’excluant du travail… « Ils parlent de ce qu’on fait d’eux beaucoup plus de ce qu’ils font ». De la même façon, les travailleurs non-qualifiés ne disent pas ce qu’ils font, mais simplement où ils travaillent : ils ne disent pas : « je suis fraiseur », mais « je suis à l’affutage ». Le verbe travailler n’est ni transitif (travailler un objet) ni objectif (je travaille à Polyposte, je travaille le matin, je travaille continuellement…)
Même la prescription (« ce travail refroidi qui indique ce qu’il faut faire ») est absente de leur travail, de leur discours. La mémoire du travail leur est inaccessible. Les rares fois où le travail affleure, c’est pour s’en préserver, pour éviter que sa vie hors-travail soit plombée par le travail. « Déjà qu’on se sent larve quand on est dedans, il ne faut pas se sentir larve quand on est dehors », dit un précaire interviewé.
C’est sans doute le signe, pense D. Faita, qu’exécuter des tâches sans être reconnu comme détenteur de qualification et de compétence crée une situation de « mise à l’écart » du travail.
Danièle Linhart, sociologue : le travail peut être une aliénation consentie pour être reconnu… Un sociologue se sent en terra incognita lorsqu’il veut explorer le champ de la subjectivité… D’autant plus que c’est parfois un discours qui rejoint celui des managers qui cherchent à « mobiliser la subjectivité » des travailleurs pour l’instrumentaliser et la rationaliser…
Elle jette brusquement un pavé dans la mare du débat peu politiquement correct, en affirmant que le rapport du sujet au travail s’inscrit dans une « aliénation », un « tribut payé » à la société pour être reconnu par elle, dans une certaine dépossession consentie de soi pour appartenir à la société. « Dans les métiers du « care » (soin), les salariés demandent des contraintes, de la prescription pour se protéger de l’excessive quête du destinataire », « au front sans défense ». C’est à partir de cette acceptation qu’on peut ensuite de nouer des liens, d’engager des contestations collectives, de se mobiliser ensemble…
Pour la sociologue, la modernisation managériale du travail rentre de manière destructive dans cette organisation, parce que l’entreprise érige un rempart qui rend impossible la communication entre le salarié et la société extérieure, imposant une organisation du travail où l’intérêt strict de l’entreprise est réduit à ses seuls intérêts propres, aux dépens de ses clients ou de ses usagers. « Pour gagner ses primes, il ne faut pas hésiter à avoir des comportements non-citoyens… »
Et en plus, conclut-elle, le management « moderne » cherche à réduire le collectif vers le périmètre narcissique : se dépasser, se mettre en concurrence… Ces nouvelles désarticulations sont une source importante de nouvelles souffrances au travail.
Olivier Schwartz : réactions à chaud.Sociologue et ethnologue, Olivier Schwartz a décidé de ne pas préparer d’intervention, et réagit aux interventions qu’il vient d’entendre. En tant que sociologue, lui non plus n’est pas familier de la subjectivité au travail, et rappelle que le reproche de « psychologisation » constitue un fondement la construction historique de la sociologie.
Pourtant, les thématiques abordés dans ce colloque lui semblent centrales : pourquoi le travail ne peut-il être pensé sans mobilisation d’un sujet ? Parce que tout travail est un ensemble de problème à résoudre, de tâches à mettre en œuvre, avec des opérations sur le monde extérieur, mais aussi travail sur soi pour « tenir », « être à la hauteur »… Même si la parole sur le travail fait souci (quelle légitimité peut-on lui donner), c’est un moyen d’accès essentiel pour accéder à ce que le gens font dans leur travail.
Il est coutumier pour le sociologue de parler des « pratiques » : ce que les gens font, ce qu’on observe. Mais le réel de l’activité de travail ne s’y résume pas : l’écart entre ce qu’ils auraient voulu faire et qu’ils n’ont pas fait, par exemple, est essentiel pour comprendre la mobilisation au travail. « Quand on écoute les conducteurs de bus, on comprend que dans nombre de situations, ils voudraient réagir à certains comportements de voyageurs qui entrent dans le bus sans leur signifier la moindre attention, mais ne peuvent pas sans risquer des problèmes de tous ordres. Leur travail, c’est dans ce cas-là un travail sur soi pour ne pas faire ce qu’ils voudraient faire… »
Collectif de travail ou collectif dans le travail ?
Mais une fois qu’on a reconnu ce lien entre sujet et travail, quelle place accorder au travail, à l’expérience à la parole sur le travail, dans cet exercice de la subjectivité ? On trouve souvent l’expression « collectif de travail » qui produirait des régulations et des normes. Mais ne faut-il pas distinguer des collectifs de travail et des collectifs dans le travail ? Toutes les enquêtes montrent l’importance d’avoir des liens dans le travail. Mais devient-il pour autant un collectif de travail : parler du travail, produire un discours, « soigner le travail » ? « Je me pose la question à la lumière de mes observations des conducteurs de bus de la RATP : 90% de leurs discussions portent joyeusement sur autre chose que sur leur travail… sauf quand ils s’estiment « attaqués » par leur direction ».
Daniel Faita réagit : certes, la parole peut très bien constituer un paravent derrière lequel on s’abrite pour donner à son action des apparences, pour déplacer les épreuves qu’on est en train de subir. Et il est d’accord pour la mettre à distance, en contradiction… De la même façon, la réalité du « collectif de travail » doit être interrogée : « Je préfère parler de dimensions collectives de travail, de contextes traversés par des mémoires sur le travail ».
|