Grandir dans un appartement de 120m2 des beaux quartiers parisiens ou dans une voiture, ça a une incidence sur la réussite scolaire des enfants. Avoir des parents qui ont un bac+ 5 et qui occupent des postes à responsabilité ou un parent qui occupe un emploi précaire dans le meilleur des cas, ça a une incidence sur la réussite scolaire des enfants. Avoir une nounou qui parle anglais, des activités sportives et culturelles et n’avoir que l’école pour être en contact avec la culture, ça a une incidence sur la réussite scolaire. Cette liste, non exhaustive, des éléments impactant la trajectoire scolaire des enfants, c’est celle présentée par le sociologue Bernard Lahire lors de la conférence d’ouverture de l’Université d’Automne du SNUipp-FSU le 22 octobre.
Bernard Lahire est venu présenter son livre « Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants », résultat d’une recherche de dix-sept chercheurs et chercheuses qu’il a dirigée de 2014 à 2019. Trente-cinq enfants de 5 à 6 ans, leur parents, une personne de leur entourage, leur enseignant de grande section ont fait partie de l’aventure. Plus de cent-soixante-dix entretiens ont été menés, des observations en classe, à la maison ont permis d’apporter des éléments à cette enquête d’une envergure rare. Que vivent les enfants ? Qu’est-ce qui leur permet une bonne entrée dans les apprentissages ? Qu’est ce qui, au contraire, fragilise, voir empêche cette entrée ? Autant de questions sur lesquels se sont penchés sur les chercheurs et chercheuses. « Les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde », explique Bernard Lahire.
Un capital culturel différencié
Concept introduit par Bourdieu et Passeron, le capital culturel renvoie aux éléments matériels, tels que les livres, les œuvres d’art, la fréquentation de musée et des éléments immatériels, tels que les goûts, les diplômes, les habitudes culturelles. Le premier est appelé capital objectivité, le second, le capital incorporé. Ce dernier se monnaye dans l’espace social tout autant que celui économique et ce sont les classes dominantes qui le légitiment. Aimer la musique classique ou faire du violon aurait plus de poid qu’aimer le rap ou pratiquer le Hip Hop… Monnayé sur le plan social, il l’est aussi sur le plan scolaire car les habitudes et les compétences attendues dès l’entrée à l’école maternelle sont parfois bien loin de celles des enfants. Pour illustrer son propos, Bernard Lahire a fait le choix de présenter les profils de deux enfants situés à « l’autre bout de la société ».
Deux enfants, deux mondes
Valentine, « son prénom a été changé mais nous en avons pris un du même registre, car le prénom donne lui aussi une indication sur la classe sociale d’appartenance. On ne s’appelle pas Kevin comme on s’appelle Jean-Eudes », vit dans un bel appartement de 120m2 du septième arrondissement parisien. Elle va à l’école publique « mais bon là encore, l’école publique dans les quartiers chics n’est pas la même que dans les quartiers populaires ». « Très sage et autonome, elle a déjà un agenda chargée avec trois activités extra scolaires, dont deux à domicile ». Ses parents, tous les deux au chômage mais sans en éprouver une quelconque angoisse, gagnaient près de 14000 euros par mois. La famille est inscrite au Racing club de Paris, « où les frais d’inscription s’élève à 6000 euros, 20000 la première année ». Il y a aussi une jeune fille au pair, qui change tous les ans «il ne faudrait pas que les enfants s’attachent », celle-ci est anglophone et il lui est interdit de parler autre chose que l’anglais. Concernant ses goûts, elle n’aime pas la télé, lit des livres exigeants et aime la courgette – « et ce n’est pas anodin qu’une petite fille de cinq ans aime les courgettes. Dans les milieux populaires, on fait plaisir aux enfants même en donnant du gras, car selon les parents « la vie n’est déjà pas facile… ». Pas de règles écrites pour cette famille bourgeoise, pas de punitions, pas de récompenses, « contrairement aux classes moyennes où souvent les règles sont écrites ».
De l’autre côté de l’échelle sociale vit Hasheem. En grande section lui aussi, il vit seul avec sa maman dans une chambre d’un foyer Sonacotra. La cuisine et la salle de bains sont partagés avec le reste des résidents. Elle est arrivée en France en 2008, seule, après avoir été esclave domestique. Orpheline, elle vit seule, sans relai éducatif – « ça aussi ça compte, dans les familles de classes supérieures, on a des réseaux, et on se fréquente entre nous ». Sans papiers, la mère d’Hasheem ne travaille pas, elle fait, en revanche, beaucoup de bénévolat aux Restos du Cœur et à la Croix Rouge – « une façon pour elle de garder un lien social mais aussi de bénéficier des aides ». Du côté du langage, Hasheem n’a pas les bases. « Il aimerait qu’on lui lise des histoires mais sa mère ne peut pas. Elle prononce mal le français et est parfois reprise par Hasheem lui-même ». A l’école, ses productions d’écrits sont approximatives, son vocabulaire très limité – il confond cartable et bonnet ». Au niveau du comportement, c’est « une tornade », il ne tient pas en place. « Il n’a pas d’activités hors de l’école. La sortie de la semaine, c’est au centre commercial ».
« Des vies augmentées, des vies restreintes »
Deux situations, un choc. C’est l’effet voulu par le chercheur : montrer à quel point ce que vivent les enfants diffèrent du lieu où ils naissent. L’auteur parle de « vies augmentées » et de « vies restreintes ». « C’est très tôt que les choses se jouent. Le but de l’ouvrage n’était pas de faire converger l’ensemble des analyses vers une compréhension de la réussite scolaire ou de l’échec scolaire, mais de comprendre comment les enfants partent dans la vie avec des atouts ou des handicaps majeurs ». Dès l’arrivée à l’école maternelle, à trois ans, les dés sont joués. « Certains auront déjà entendu des centaines d’histoires, ils seront habiles avec la structure lexicale, le vocabulaire. Ils auront aussi des parents qui ont très tôt fait intériorisés les enjeux de l’école, son mode de fonctionnement. D’autres arriveront sans rien de tout cela ». Et le souci majeur, c’est qu’à l’école, les codes et attendus scolaires – en matière de comportement et d’apprentissage, sont calquées sur ceux de la classe sociale dominante, ceux dont le capital culturel est objectivé.
Des leviers bien loin de la politique Blanquer
Pour autant, le chercheur ne s’arrête pas à ce constat accablant. Il propose des pistes, loin des desseins de Blanquer et son ministère. « Il faudrait que les élèves des classes populaires soient accueillis dès deux ans à l’école, que de nouveau dispositif soient créées pour l’accompagnement de ces enfants et leur familles – et ça pourrait être au niveau des communes ». Autre proposition, la baisse drastique des effectifs dans les écoles d’éducation prioritaire, encore beaucoup trop élevés malgré les dédoublements. « C’est 4 à 5 élèves par enseignant, ces enfants ont besoin de quasiment un adulte chacun pour les tutorer ». Et le chercheur va plus loin, en citant Thomas Piketty, « c’est à la redistribution des richesses qu’il faut s’attaquer. Pour un accès égalitaire au savoir et à la culture, c’est tout un système économique et social qu’il faudrait revoir ».
Lilia Ben Hamouda