Dans l’école primaire, l’une des caractéristiques de l’identité du professeur des écoles est la polyvalence. Mais que signifie cette polyvalence ? Un professeur à tout faire ? Un professeur spécialiste de toutes les disciplines ? Thierry Philippot, Liliane Pelletier et Bernard Schneuwly ont débattu de la question autour de la table ronde « Prof des écoles, prof à tout faire ? » au colloque « École primaire du 21ème siècle » organisée par le laboratoire EMA de CY Cergy Paris Université. Une question d’autant plus à l’ordre du jour que le ministre ramène sans cesse aux seuls français et maths…
Le professeur des écoles, un enseignant polyvalent ?
Thierry Philippot, du laboratoire CÉREP de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, rappelle la signification du terme polyvalence. Pour le chercheur, la polyvalence est une forme de mot « valise » qui renvoie d’une part à l’enseignement de plusieurs disciplines et, d’autre part, à plusieurs fonctions. « En France, la polyvalence est un allant-soi. Pourtant, un rapport général de 1997 souligne que c’est loin d’être naturel. C’est une construction socio-historique liée aux évolutions de l’école et même aux finalités de celle-ci selon les évolutions de la société ». C’est au cours du dix-neuvième siècle que les mutations s’opèrent. Jusque-là, le maître d’école est un maitre plurifonctionnel : à la fois secrétaire de mairie, adjoint au prêtre de la commune… mais aussi enseignant du lire-écrire-compter aux enfants du village. Le cœur du métier était donc moins centré sur la polyvalence que sur la plurivalence. Puis, petit à petit, les instituteurs ont quitté cette casquette plurifonctionnelle pour recentrer leur pratique sur l’enseignement qui devient dès lors le cœur de leur métier, d’autres disciplines s’ajoutant au fur et à mesure au lire-écrire-compter, surtout à partir de 1968. « Les enseignants sont donc polyvalents avant même que l’institution les qualifie comme tels, en 1972 ».
Pour Liliane Pelletier, du laboratoire ECP de l’Université Lumière Lyon 2, la polyvalence est intimement liée à l’identité du PE. « Nous sommes aujourd’hui plus dans une logique cumulative de l’aspect polyvalent du métier qu’une logique qui permettrait de relier les disciplines au service d’un projet ». La chercheuse note que même si les volumes horaires sont plus ou moins respectés, le français et les maths sont des disciplines centrales, que d’autres sont nettement majorées – histoire, sciences… – et d’autres minorées – EPS, arts, musique… Et cela s’explique, toujours selon elle, par la proximité des professeurs des écoles (PE) avec certaines disciplines mais aussi par le cadrage ministériel qui consacre 45% du temps aux fondamentaux. « La polyvalence est intiment liée à la pluralité des injonctions institutionnelles. Ces dernières durcissent les dilemmes du métier ».
Pour Bernard Schneuwly, du laboratoire GRADE de l’Université de Genève, l’augmentation du nombre de disciplines augmente singulièrement, et c’est en partie lié à une exigence de savoirs mais aussi à un idéal humaniste qui serait qu’il faut développer la personnalité de l’élève. « Le rôle que doivent assumer les enseignants est de créer les conditions pour que les élèves s’approprient les savoirs, les outils et les techniques de toutes les disciplines. Il faut qu’ils se recentrent sur cette tâche immense. L’école ne peut et ne doit pas tout faire, l’école n’est pas la bonne à tout faire qui doit assumer toute une série de fonctions nouvelles ».
Une polyvalence au centre des discours mais sans les moyens nécessaires
Alors que le cadrage national des maquettes de formation impose de consacrer au moins 25% du temps de formation à la polyvalence, les chercheurs s’interrogent sur la signification réelle de cette injonction.
Bernard Schneuwly rappelle qu’en Suisse, les étudiants sont formés exclusivement au métier de professeur des écoles pendant trois ans, et cela ne semble pas suffisant pour former à toutes les disciplines. « La vision de la formation est très comptable alors que la professionnalisation devrait donner plus de latitude aux PE., dans une logique plus transversale. Ce n’est pas en imposant plus de temps pour les maths et le français que l’on va plus développer les capacités des élèves. C’est plutôt en apprenant beaucoup de choses différentes qu’ils vont mieux tout apprendre ».
Pour Thierry Philippot, la difficulté première rencontrée, c’est le changement récurrent de formation. En Finlande, où tout se passe bien, la formation n’est pas impactée aussi fortement par les alternances politiques. « Ce stop and go donne lieu à une perte de sens chez les enseignants mais aussi chez les personnels en charge de la formation. Finalement, la question centrale est quel métier vise-ton ? » Ainsi, un ensemble de paradoxes mettent en difficulté les acteurs de la formation. « Premier paradoxe, afficher vouloir former un enseignant polyvalent et consacrer 50% de la formation aux mathématiques et au français. Second paradoxe, former les PE en deux ans dans une logique cumulative. On se retrouve avec des volumes de formation qui finalement empêchent de se former, de se construire comme un professionnel. On en arrive à du bachotage pour être titularisé. Troisième paradoxe, on affiche une volonté de construction d’un praticien réflexif et dans le même temps, on forme plutôt un enseignant qui va appliquer ce qu’on lui demande. Toutes ces tensions vont rendre le métier difficile. Pour conclure, le véritable enjeu, c’est la construction d’un véritable continuum de formation qui débuterait après le bac ».
Liliane Pelletier conclut la table ronde, « il faut redonner du sens à la polyvalence, lui redonner ses lettres de noblesse en la revisitant différemment. Il faut que les formateurs, et les PE, s’emparent de la question dans un horizon mobilisateur pour une école inclusive, ouverte à l’altérité. Le professeur des écoles polyvalent a plus en commun avec un artiste, qui compose, qui crée, qu’avec un garçon de café, qui applique ce qui lui est demandé ».
La polyvalence qui est intrinsèquement liée au métier de professeur des écoles semble mise à mal par la politique actuelle de la rue de Grenelle. Comment former à la polyvalence lorsque l’institution exige un retour aux fondamentaux ? Un combat de plus à mener pour conserver l’identité du premier degré.
Lilia Ben Hamouda