« C’est un des enseignements majeurs du développement des CDI et autres tiers lieux, dans et en dehors de l’établissement scolaire. On peut aussi développer des compétences sans être dans une « forme scolaire » stricte », rappelle Bruno Devauchelle. Il revient sur l’intérêt porté aux tiers-lieux dans la société et même dans l’Ecole. « Il faut reconnaître qu’il y a d’autres chemins pour apprendre, à condition que, contrairement à l’école, il n’y ait pas un tel balisage des savoirs qu’ils ne pourraient pas se développer sans elle » Mais « la notion de Tiers Lieu, si floue soit-elle, ne doit pas orienter le débat sur des espaces physiques à statut particulier, mais bien sur des démarches qui peuvent « permettre d’apprendre autrement ».
Une notion floue
Le monde scolaire est depuis toujours travaillé par cette question des lieux, de leur fonctionnement et de leur rôle. Certains ont rêvé de transformer leur salle de classe en une sorte de tiers-lieu. C’est ce que l’on trouve dans plusieurs initiatives publiques comme Archiclasse ou privée comme la société Manutan. Surtout c’est ce qu’essaient d’expérimenter certains enseignants, associant pédagogie et réflexion sur les lieux d’apprentissage. Ainsi en est-il des travaux sur les pratiques collaboratives ou coopératives, ou encore d’initiatives autour des pédagogies actives. On a vu ainsi récemment revenir sous le regard des médias l’enseignement en extérieur mais, rappelons le aussi, les sorties scolaires et autres voyages « éducatifs » organisés par les enseignants et les équipes. Souvenons nous des classes de neige, de mer, de campagne par exemple… Apprendre (comme enseigner) ne se résume pas à la salle de classe ou même à l’établissement scolaire
L’expression « Tiers Lieux » recouvre des réalités multiples et les publications qui les évoquent confirment cette presque polysémie. Ainsi pour l’association « France Tiers Lieux« , untiers-lieu « est un endroit qui hybride des activités pour répondre à un besoin du territoire. Il existe autant de définitions que de tiers-lieux ! » Le rapport fourni par cette association permet de mieux le comprendre. Le flou entretenu autour de cette expression permet aussi bien de jargonner devant des décideurs que d’engager des actions très innovantes voire inventives. C’est pour cela que le mouvement initié autour de ce terme est intéressant à étudier. Et cela d’autant plus que les espaces numériques se sont aussi constitués comme des sortes de tiers lieux virtuels pouvant d’ailleurs être associés à des tiers lieux physiques.
Les CDI des tiers lieux ?
L’idée même de tiers-lieu se rapporte à la notion d’autre ou et aussi d’ailleurs. Parce qu’il est entre deux autres lieux, le tiers lieu serait justement emprunt de cette fonction d’offrir à ses utilisateurs un espace différent. Au sein de l’établissement scolaire on peut tenter d’analyser cela en se demandant d’abord quels sont les deux lieux initiaux : l’établissement et la maison ? La salle de classe et la cour de récréation ? On peut aussi se demander si, au sein de l’école, il n’y a pas des tiers-lieux institués : la cour de récréation, la salle de permanence (vie scolaire), la salle du CVL, le CDI ou la BCD, les couloirs ou les agoras, le portail de l’établissement, les toilettes, le bistrot au coin de la rue, etc. Dans ce cas la définition de tiers-lieu est différente. Comme celle-ci : « Un tiers-lieu peut se définir comme un espace ouvert où des individus peuvent se réunir pour travailler, s’approprier des savoirs et/ou des compétences, pour se rencontrer ou simplement échanger de façon informelle. ». Elle convient mieux à ce que nous évoquons ici.
Il faut rappeler ici que dans l’histoire du monde scolaire, à partir de 1960 et surtout 1974, ont été institués les CDI. Ils se voulaient déjà des lieux « autres » au sein de l’établissement scolaire. Jean Louis Durpaire, qui fut IGEN de 2002 à 2014 (à la suite de Guy Pouzard) et qui était en charge en particulier des professeurs documentalistes, a essayé de promouvoir des évolutions en participant à la rédaction et à la publication du vademecum « Vers des centres de connaissances et de culture » (CCC) en 2012. On trouve dans ce document une allusion explicite à l’expression de « tiers lieu » (p.34). C’est aussi, de manière explicite, la volonté de prendre en compte la dimension du numérique comme nouveau médiateur vers la culture et la connaissance au sein de l’école. On retrouve cette question du numérique aussi dans cet article » Le CDI : entre multipolarité et virtualité ». (Jean-Louis Durpaire, La revue de l’Inspection générale, 2006, n° 2, p. 71-84. Dossier « Construire pour enseigner »). L’auteur y met plus largement en évidence le lien entre les espaces, le numérique et les nouveaux usages de ces lieux.
Il nous faut revenir au début des années 2000, lorsque nous écrivions ce texte à propos d’une utopie pour demain qui invitait à repenser le rapport au savoir dans des lieux adaptés. Ce texte est à l’origine d’une sollicitation d’une collectivité en 2006 pour un projet de lieux de convergence des savoirs, des « learning centers ». Nous avons alors pu identifier que de nouveaux espaces réels et virtuels devaient permettre de nouvelles rencontres visant à développer des connaissances pour tous les publics. Concernant tous les publics cette initiative régionale s’est vite orientée prioritairement vers l’enseignement supérieur au fonctionnement plus souple que les lycées par exemple. C’est à la suite de ces projets que nous avons vu se diffuser cette expression de « tiers lieu » car l’idée de ces nouveaux espaces faisait son chemin dans la société au-delà de l’enseignement et jusque dans les milieux professionnels autres. A la même époque dans la banlieue de Lyon (Grigny, dans le Rhône) se développait une idée similaire autour de l’accès de tous au numérique et du développement de l’idée de « co-working » au sein d’espaces ouverts au public. Accompagnant aussi bien les initiatives du monde scolaire, que celle des associations et des entreprises, cette initiative accompagnait alors des EPN (Espaces Publics Numériques) qui se voulaient aussi ouverts à tous. Ainsi le coeur des « tiers lieux » a-t-il aussi été le développement du numérique avec la volonté de le rendre accessible à tous.
Le tiers lieu est une démarche
Et demain ? Alors que la crise sanitaire marque le pas et que le temps d’avant semble revenir, il ne faudrait pas négliger les acquis de cette période. On s’aperçoit que beaucoup de choses ont évolué et en particulier les pratiques du numérique. Bien que nombreux sont ceux qui dénient le pouvoir de l’expérience pour les apprentissages, il faut pourtant reconnaître qu’il y a d’autres chemins pour apprendre, à condition que, contrairement à l’école, il n’y ait pas un tel balisage des savoirs qu’ils ne pourraient pas se développer sans elle, devenue alors incontournable. Car c’est un des enseignements majeurs du développement des CDI et autres tiers lieux, dans et en dehors de l’établissement scolaire. On peut aussi développer des compétences sans être dans une « forme scolaire » stricte. Cette approche des apprentissages, souvent niée dans le monde scolaire, a pourtant un écho dans le monde de la formation professionnelle, et, entre autres celle des jeunes adultes. On trouvera une analyse intéressante de cette question dans un récent numéro de la revue « Education Permanente » (n°228 septembre2021) dont le dossier s’intitule « Didactique professionnelle & didactiques des disciplines filiations et ruptures ». Peut-être faudrait-il commencer par repenser la formation initiale et continue des enseignants au travers de ce paradigme en évolution que pose la didactique professionnelle. Cela constituerait un bel hommage à Gérard Vergnaud, décédé au début du mois de juin 2021.
La notion de Tiers Lieu, si floue soit-elle, ne doit pas orienter le débat sur des espaces physiques à statut particulier, mais bien sur des démarches qui peuvent « permettre d’apprendre autrement ». Les pédagogies actives du début du XXè siècle, tout comme les travaux pédagogiques inventifs plus récents démontrent que cela est possible, mais bien sûr en limite du cadre institué. Car celui-ci est résistant et dominant aussi bien dans son organisation que dans sa perception au sein de la société. Si le ministre à l’instar de nombre d’enseignants, d’élèves de parents, etc. réclame un retour en classe, c’est bien que, pour l’instant les autres manières de faire sont rejetées. Les pionniers des établissements expérimentaux en savent quelque chose (cf les collèges de Marie-Danièlle Pierrelée)… Le développement du numérique dans sa globalité commence à rebattre les cartes de l’apprendre (bien que déjà engagé par ailleurs), encore faut-il qu’une analyse de ce qui se passe soit réellement effectuée (et pas un simulacre comme les Etats Généraux du Numérique) et qu’émerge une visée globale du numérique qui semble encore se faire attendre, même dans les propos des chercheurs qui, comme Laurent Jannin, tentent d’explorer ces évolutions en cours.
Bruno Devauchelle