Peut-on transformer l’explication de texte, un exercice si ancré dans la tradition qu’il est revenu en odeur de sainteté dans les « nouveaux » programmes de français ? Peut-on échapper au « cours dialogué » qui constitue l’habituelle modalité de travail ? Comment favoriser la confrontation sociale de lectures subjectives et plurielles ? Professeur de lettres au lycée Léonard de Vinci à Tremblay-en-France, Joachim Arthuys propose un dispositif collaboratif : chaque groupe travaille sur une étape du texte étudié ; toutes les 20 minutes, une rotation invite à aller compléter, affiner, enrichir le travail des pairs ; et ainsi, sur le pad dédié, se construit peu à peu l’étude collective de l’extrait. Au final, « ce n’est plus l’enseignant qui par son autorité et ses compétences apparaît comme le gardien de son sens, ce sont les élèves eux-mêmes qui en deviennent activement les interprètes. » Inspirant ? En classe et à distance ?
Vous mettez en œuvre une démarche d’étude de texte collaborative : avec quelles conditions matérielles de travail ?
L’étude linéaire se fait en classe une fois par semaine, en deux heures. Ce jour-là, les élèves forment des groupes de trois ou quatre pour travailler ensemble, et savent qu’ils doivent venir avec l’ordinateur qu’ils ont reçu de la Région : il en faut un ou deux par groupe pour se connecter au document collaboratif (un Pad sur l’ENT). Ponctuellement, pour certaines phases du travail, je peux autoriser l’utilisation du téléphone (pour faire une recherche sur internet, accéder au CNRTL par exemple). Sinon, le reste du matériel est le même que d’habitude : le texte photocopié et des documents-outils (procédés stylistiques, registres, tel intertexte…). Quant aux groupes eux-mêmes, j’ai tendance à laisser les élèves les constituer eux-mêmes, puis à les ajuster s’il le faut. L’idéal n’est pas forcément qu’ils soient le plus hétérogène possible : parfois, réunir les élèves les moins autonomes permet aussi de leur consacrer plus de temps, d’attention, pendant que les groupes plus autonomes travaillent sans avoir vraiment besoin de moi.
Comment la séance est-elle lancée ?
Je commence généralement par montrer ou diffuser un document (photo, tableau, musique…) en lien avec le texte, comme un tremplin, pour susciter des émotions, faire émerger des thèmes, des motifs qui permettront d’entrer plus facilement dans le texte étudié. Puis je distribue le texte, les élèves le lisent seuls et on le relit ensemble. C’est là que le travail collaboratif commence réellement, 15 minutes environ après le début de la séance : par groupes, les élèves recherchent les mouvements durant 5 à 10 minutes, puis on les justifie collectivement avant de commencer le travail d’analyse à proprement parler.
Pour ce travail, un roulement est organisé selon le principe du « world café » : pouvez-vous expliquer comment fonctionne alors la classe ?
Chaque mouvement est attribué à un ou deux groupes, tout le monde travaille donc sur le texte, mais pas sur le même mouvement. Au bout de 20 minutes, il y a une rotation selon le principe du world café : les élèves qui travaillaient sur le 1er mouvement travaillent sur le 2nd etc. pour une nouvelle phase : ils doivent lire le travail proposé par le groupe précédent puis le compléter, le préciser, l’approfondir (ils ont aussi le droit de le contester). Au bout de 15-20 minutes, il y a une nouvelle rotation, sur le même principe que la première. Il y a autant de rotations qu’il y a de mouvements dans le texte.
Quels sont les différents niveaux d’analyse que le dispositif permet de mettre en œuvre ?
Il y a souvent deux à trois niveaux d’analyse. Généralement, le premier groupe défriche, propose des pistes d’analyse, sans toujours aboutir à des interprétations. Le groupe suivant, à partir du travail qu’il s’approprie, essaie de proposer des analyses plus précises des procédés, affine une interprétation. Le dernier groupe à travailler sur le même mouvement fait la même chose, mais il arrive souvent qu’il n’ait plus grand-chose à ajouter, quand le dispositif fonctionne bien. Le travail se fait donc par appropriations et approfondissements successifs. Par exemple, pour l’analyse de la 2ème strophe du poème « Le Pont Mirabeau », un premier groupe propose ces remarques :
– V.7: répétition du mot "mains" et "face": indique un couple
– V.9 – 10: rime: "passe" et "lasse"
– V. 7 et 9: "mains"; "bras": lexique du corps
– V.9: "Le pont de bras passe": métaphore d’une union.
– V.10: "Des éternels regards": insiste sur l’éternité de leur amour
On voit que le groupe remarque quelques procédés, suggère des pistes d’interprétation mais inabouties, et fait plusieurs remarques qui relèvent soit de la description, soit de la paraphrase. Le groupe qui travaille sur la même strophe après propose :
V7: double répétition ("main" et "face") montre la complicité du couple et renvoie à l’idée d’un bonheur partagé.
V8: " tandis que" montre que les 2 amoureux s’aiment, le temps qui passe n’affecte pas leur amour, comme l’eau passe toujours sous eux .
V9: métaphore "le pont de nos bras" montre l’amour fort, fusionnel qui les lie
V10: "si lasse" renvoie à la fatigue, l’ennui, le [s] sonne comme une plainte il alourdit la phrase .
Les analyses et interprétations sont plus fines. Il ne manque que la référence mythologique (les élèves ont parmi leurs documents un extrait des Métamorphoses, d’Ovide, lu en début d’heure comme texte « tremplin »). C’est le dernier groupe qui la rappelle (il n’ajoute d’ailleurs que ça au travail des deux précédents) :
"Les mains dans les mains restons face à face" : Référence à Orphée et Eurydice
Si on synthétise les remarques (ce que les élèves devront faire chez eux pour préparer une fiche de révision pour l’oral), l’analyse, à hauteur d’élève, n’est pas amplement suffisante je crois. Mais il faut admettre que les différentes strates ne sont pas toujours aussi clairement repérables dans le travail des élèves. Et parfois aussi — je n’idéalise pas du tout le dispositif — d’autres classes, moins investies, moins rigoureuses, ne parviennent pas à une étude aussi fine et intéressante de la même strophe.
Le travail est-il terminé à la fin des deux heures ?
Presque. La phase d’analyse dure environ 1h15, avec trois à quatre rotations et quelques temps de reprise collective pour faire des bilans intermédiaires, discuter des interprétations divergentes, des points de désaccord s’il y en a. A la fin de la séance, chaque groupe doit proposer une problématique et un dernier temps collectif est prévu pour en discuter.
Quel est le rôle de l’enseignant dans un tel dispositif ?
Mon rôle, en amont, est de préparer l’entrée dans le texte et les documents-outils dont les élèves auront besoin.
Pendant la séance, je supervise le bon fonctionnement du travail des groupes et je leur viens en aide en fonction de leurs besoins. S’il le faut, je peux suggérer certaines pistes à explorer auprès des groupes, en attirant leur attention sur un aspect du texte oublié. Ou bien je leur réexplique un procédé, un registre. Mais mon rôle est essentiellement d’accompagner le travail autonome des élèves. Il y a aussi les quelques reprises collectives, avant, pendant et à la fin de la séance, qu’il faut animer.
Après la séance, il ne me reste qu’à relire le Pad qui servira de corrigé aux élèves, pour vérifier qu’il n’y a pas de fautes, mais sans rien ajouter. Le contrat, c’est que les élèves produisent eux-mêmes leur propre corrigé de l’étude linéaire dans les deux heures imparties : ils sont collectivement responsables du résultat.
Au bout du compte, que semble apporter cette démarche, collaborative et numérique, par rapport à la démarche habituelle de « cours dialogué » autour d’un texte ?
Le principal avantage, c’est de rompre avec le rapport classique de l’enseignant seul face au groupe classe, avec lequel on essaie de créer un dialogue qui peut se révéler laborieux voire illusoire. En fait, le dispositif permet de désacraliser un peu le texte : ce n’est plus l’enseignant qui par son autorité et ses compétences apparaît comme le gardien de son sens, ce sont les élèves eux-mêmes qui en deviennent activement les interprètes. Cela se voit notamment dans les discussions à l’intérieur des groupes, où la prise de parole est facilitée puisque les élèves s’adressent à deux ou trois camarades, plus à la classe entière, et ce sont eux qui valident ensemble telle analyse, telle interprétation. Bien sûr, il y a toujours des élèves qui ne jouent pas le jeu, mais ils sont beaucoup moins nombreux qu’habituellement, parce que le travail de chaque groupe repose sur l’implication de chacun. Depuis qu’on pratique ce dispositif, qu’on a élaboré ensemble avec ma collègue Marion Doudet, on constate une bien plus grande implication des élèves dans les études de texte.
Quels conseils donneriez-vous à des collègues qu’inspirerait une telle démarche ?
Ce dispositif, bien qu’il ait de nombreux avantages, ne résout pas tous les problèmes qu’on peut rencontrer dans les études de texte en classe, je ne l’idéalise pas. Je n’ai donc pas vraiment de conseil à donner.
Vous avez aussi invité vos élèves à un enrichissement des Essais de Montaigne : quelles ont été les consignes, les modalités et les intérêts d’un tel travail ?
J’ai choisi d’étudier les Essais de Montaigne avec une classe de 1ères, et le problème qui se posait était : comment leur faire lire ce texte si difficile ? On a étudié les manuscrits de Montaigne en classe, puis j’ai copié le texte (la translation en français moderne proposée par Guy de Pernon) des deux essais dans un document collaboratif pour que les élèves fassent ce que Montaigne lui-même avait fait jusqu’à sa mort : enrichir le texte. La consigne était : « Comme nous l’avons vu, sans rien supprimer, mais en procédant par ajouts successifs au fil des années, Montaigne a révisé jusqu’à sa mort ses Essais en vue d’une nouvelle édition augmentée de ceux-ci. Je vous propose de vous y essayer : vous allez préparer la nouvelle édition augmentée des essais “Des Cannibales” et “Des Coches” ! Vous pouvez insérer d’autres exemples (contemporains ou non), faire des ajouts de toutes sortes (citations d’autres auteurs – y compris contemporains -, réflexions personnelles, etc.) Les ajouts peuvent se faire dans la marge en commentaire, ou bien directement à l’intérieur du texte (il faut alors que chaque élève choisisse une couleur afin que les ajouts se voient). »
Le travail s’est fait par groupes de deux à cinq, pour favoriser l’émulation. L’idée était que les élèves démystifient le texte et qu’ils dialoguent avec lui, comme Montaigne dialoguait lui-même avec les écrivains passés, avec lui-même au fil des années, avec Etienne de la Boétie, avec le lecteur d’aujourd’hui… Mais le faire sur les deux essais, c’était un peu lourd pour les élèves, je m’en suis rendu compte rétrospectivement. Enfin, cela n’a pas empêché d’en faire un texte ami pour quelques élèves !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le commentaire collaboratif dans Le Café pédagogique
Un exemple de World Café à distance à Brest