» Le travail effectué par le groupe de travail de la DEGESCO est un vaste bricolage qui ne vise ni à donner des repères aux enseignants, ni à leur suggérer des pistes de travail, ni à donner cohérence à une approche globale des enseignements de cycle 1, ni à construire un programme à partir des données bien connues des recherches actuelles, mais un bricolage de bas niveau visant à faire du cycle 1 l’antichambre du cycle 2″. Serge Petit démonte la dernière proposition de refonte des programmes de maternelle.
Le 8 avril, la DEGESCO adressait un mail au « Forum de l’école maternelle par celles et ceux qui la font vivre », mail dans lequel elle précise : « […] si le programme de 2015 pour l’école maternelle a rencontré l’adhésion des acteurs dans les écoles, il est apparu que quelques amodiations [sic] pouvaient en donner une lecture plus précise pour les professeurs et leur apporter davantage de repères pour conduire leur enseignement. C’est en ce sens qu’un groupe de travail réuni par la direction générale de l’enseignement scolaire début janvier 2021 a proposé quelques modifications au texte du programme en vigueur. »
Les modifications, comme on peut le constater sur l’image jointe, consistent en ajouts, suppressions et mise en valeur de certaines parties du texte (graisse). Ces modifications ont-elles simplement pour effet « [d’]apporter davantage de repères aux enseignants » ou bien les conséquences visées sont-elles plus profondes, au point de modifier l’esprit du programme actuel « qui a rencontré l’adhésion des acteurs dans les écoles ». L’interrogation est permise puisqu’un programme qui ne fournirait pas les repères suffisants aux professeurs ne pourrait rencontrer leur adhésion.
Nous analyserons de manière assez succincte quelques modifications apportées par le « groupe de travail » et concentrons essentiellement notre courte analyse sur la partie portant sur la construction du nombre, la résolution de problèmes et le lien qui est explicitement fait avec la langue dans le domaine des mathématiques. Mais quelques remarques générales s’imposent, l’une à propos de la socialisation, l’autre relatif au concept de cycle.
Socialisation
Le mot socialisation apparait deux fois seulement dans le programme de 2015, et autant de fois dans le programme en cours de révision. Ne mériterait-il pas une place importante dans l’incipit du programme ?
Concept de cycle
Le concept de cycle est réaffirmé en titre de l’incipit : « un cycle unique, fondamental pour la réussite de tous », on aurait pu s’attendre à ce que soit préconisé un fonctionnement par groupes d’élèves mélangeant par classe des élèves des trois niveaux (PS, MS, GS), ce qui permettrait de mieux tenir compte de la très grande hétérogénéité des élèves, en offrant à chacun des apprentissages adaptés. Le texte en cours de révision ne l’interdit pas, certes, mais les graisses ajoutées aux repères d’âges (à partir de six ans, entre deux et quatre ans, après trois-quatre ans, autour de quatre ans, à partir de trois-quatre ans, etc.) pourraient évoquer une mise en relation avec les différents stades de Piaget, stades fortement contestés et/ou encourager un fonctionnement par classes d’âges plutôt que par classes de cycle ? L’une ou l’autre de ces deux options viendrait en contradiction avec l’esprit des programmes de 2015, prolongeant au cycle 1 un découpage par classes d’âges fortement mis en valeur par les repères de progressivité introduits aux cycles de l’école élémentaire, en contradiction avec l’esprit des programmes. Une telle préconisation, suggérée, permettrait plus facilement la mise en place d’évaluations institutionnelles par tranches d’âges. Le doute est permis.
Des mathématiques en cycle 1 ?
Un paragraphe d’introduction au domaine « 4. Construire les premiers outils pour structurer sa pensée » a été ajouté. Il y est précisé que « Le développement des premières compétences en mathématiques est un des objectifs prioritaires », ce qui n’était pas indiqué dans le programme de 2015. On entrevoit là un changement de paradigme de l’école maternelle puisque le mot mathématiques était absent du programme de 2015. Seul y apparaissait l’adjectif mathématique dont l’unique occurrence se situait dans la mise en garde « la manipulation du vocabulaire mathématique n’est pas un objectif de l’école maternelle ». On pourrait en conclure que la discipline mathématiques fait son entrée à l’école maternelle, en rupture avec les programmes précédents, mais pour assurer la continuité avec la suite, le cycle 2. L’école maternelle deviendrait-elle l’antichambre du CP ?
L’introduction de cette discipline majeure en cycle 1 impose donc un travail plus construit, plus précis, puisque c’est sur les bases acquises dans cette discipline en cycle 1 que se poursuivront les apprentissages du cycle 2. L’école maternelle n’étant pas obligatoire pour tous, c’était au cycle 2 que se construisaient officiellement les premiers apprentissages mathématiques. La logique du ministère est donc imparable. Il devenait nécessaire de préciser les attendus en termes d’apprentissages mathématiques et de donner de nouveaux repères aux enseignants. Ceci est précisé explicitement : « les connaissances et compétences acquises forment un socle solide sur lequel appuyer les apprentissages ultérieurs ». Un changement de programme qui refuse de dire son nom !
Précisions et repères dans le domaine de l’apprentissage du nombre
Puisque les bases numériques s’acquièrent à l’école maternelle, il est bon de retourner aux sources de la numération. Le concept de nombre entier naturel est défini, entre autres, par Peano. Une des propriétés fondamentales qui guide la construction de ce concept est ce qu’il est convenu d’appeler la propriété fondamentale des nombres (sous-entendu entiers naturels) : tout nombre entier naturel n a un suivant unique noté n + 1. Le programme de 2015 et le programme en cours de modification reprennent cette propriété fondamentale. Si les auteurs d’axiomatiques font clairement le distinguo entre nombre et désignation des nombres, « noté n + 1 », cette précision n’est pas suffisamment claire dans les programmes (2015 ou peut-être futur 2021) qui ne distinguent pas assez nettement quantités et nombres. S’il est précisé, comme en 2015 que « La construction du nombre s’appuie sur la notion de quantité, sa codification orale et écrite, l’acquisition de la suite orale des nombres et l’usage du dénombrement. », on attend toujours des précisions, des repères, sur la manière de faire. Ce qui semble ressortir est l’apprentissage premier de la liste des noms de nombres (un, deux, trois, …), puis l’utilisation de cette liste pour mettre en relation des collections, enfin « en proposant de manière fréquente et régulière des situations de résolution de problèmes mettant en jeu des nombres » (ajout). Rien n’est malheureusement dit sur la construction du concept de nombre, laissant confondre nombre et désignation des nombres, signifiants et signifiés. Il est pourtant précisé que « Comprendre la notion de quantité implique pour l’enfant de concevoir que la quantité n’est pas la caractéristique d’un objet mais d’une collection d’objets. » pourquoi ne pas avoir écrit que comprendre la notion de nombre implique pour l’enfant de concevoir que le nombre n’est pas la caractéristique d’une collection d’objets, mais d’une infinité de collections d’objets, ce qui ouvriraient des pistes très concrètes pour construire le concept de nombre et d’approcher l’une après l’autre la désignation des nombres en lien avec la propriété fondamentale (un, un et un ou un et encore un-, un et un et un, etc.). Une telle manière primitive de désigner les nombres, expérimentée en classe, conduit à la nécessité d’avoir recours à d’autres désignations verbales des nombres, d’où l’apprentissage de la suite des noms de nombres qui prend alors sens.
Le comptage-dénombrement devient alors une pratique naturelle, d’abord de un en un puis, pourquoi pas de deux en deux, voire de trois en trois et conduit à la perception immédiate de la quantité désignée (Il y a sept billes dans le panier). Le comptage-numérotage est alors une conséquence du comptage-dénombrement, outil utile quand les objets sont soit très éloignés les uns des autres, soit non déplaçables, soit immatériels (nombre de coups de cloche), situations dans lesquelles ce type de dénombrement est plus fonctionnel. Notre très regretté collègue Rémi Brissiaud s’est battu jusqu’à le fin de sa vie pour lutter, nombreux arguments à l’appui, contre le comptage-numérotage, mais, comme d’habitude, les chercheurs ne sont pas entendus et l’avertissement, clair et si important figurant dans les programmes de 2015 : « Les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage et faire apparaitre, lors de l’énumération de la collection, que chacun des noms de nombres désigne la quantité qui vient d’être formée […] » a été supprimé pour être remplacé par : « Une grande attention doit être portée aux activités de dénombrement. Elles doivent faire apparaître, lors de l’énumération de la collection, que chacun des noms de nombres désigne la quantité qui vient d’être formée. », rédaction qui laisser la porte ouverte au si rétro comptage-numérotage si cher aux nostalgiques d’une école statique.
Il apparait donc qu’aucune précision qui pourrait aider les professeurs à enseigner le concept de nombre n’est apportée et qu’un retour à des pratiques ayant montré leurs limites semble préconisé, de manière un peu sournoise.
Enfin et nous ne détaillerons pas, les programmes de 2015 étaient clairs en précisant : « Cette construction [la construction de « la notion de nombre »] ne saurait se confondre avec celle de la numération et des opérations qui relèvent des apprentissages de l’école élémentaire. » a été doublement barrée en rouge et supprimée, confirmant que le cycle 1 doit enseigner des mathématiques précédemment dévolues au cycle 2, alors qu’il s’agit là d’enjeux essentiels exigeant une certaine maturité et demandant du temps d’apprentissage. Pareille dérive ne pourra être que préjudiciable à bon nombre d’élèves, les plaçant très tôt en situation d’échec. Les modifications de programmes s’égarent ensuite dans les désignations chiffrées des nombres supérieurs ou égaux à dix, alors que le nombre appelé zéro, noté 0, ne figure pas dans les programmes ! Comment dès lors donner sens à une écriture comme 10, sauf à la considérer comme un symbole nouveau, comme un tout, alors que cette écriture demande un travail spécifique pour être bien comprise des élèves, travail explicite ne pouvant trouver sa place qu’au cycle 2.
Le fait que le nombre appelé zéro ne figure pas dans les programmes de cycle 1 peut surprendre, d’autant plus que son sens peut se construire facilement et que les élèves le comprennent, tout en ne confondant pas zéro et rien et qu’il est plus simple à construire que l’écriture 10.
Place de la langue dans les domaines de l’apprentissage du nombre et de la résolution de problèmes
« Le domaine « Mobiliser le langage dans toutes ses dimensions » réaffirme la place primordiale du langage à l’école maternelle, notamment de l’acquisition de la langue française, langue de scolarisation, comme condition essentielle de la réussite de toutes et de tous. La stimulation et la structuration de la langue orale d’une part, l’entrée progressive dans la culture de l’écrit et la découverte de ses fonctions d’autre part, constituent des priorités de l’école maternelle et concernent l’ensemble des domaines. » (p. 5)
Que voilà une belle et forte affirmation, que semblent avoir totalement oublié les bricoleurs des programmes de mathématiques du cycle 1, comme il semble convenir de les désigner dès à présent ! Hormis quelques précisions lexicales élémentaires (les noms de nombre, de figures ou de solides), la partie du projet de programme en cours de modification ne comporte aucune indication concernant l’enseignement explicite de la langue dans l’enseignement des mathématiques.
Or, la comparaison des quantités, la comparaison des nombres exigent la mobilisation de vocabulaires et de structures syntaxiques spécifiques. Les phrases comparatives, par exemple, demandent à être reformulées, pour permettre une bonne émergence du sens de l’objet décrit (comparaison, variation, etc.). La partie consacrée à la résolution de problèmes variés a été augmentée, mais aucune allusion n’y est faite quant à un nécessaire travail spécifique sur la langue, tant pour ce qui concerne la compréhension de la situation, la compréhension de la question, la manière d’exprimer une réponse à une question donnée (transformation d’une phrase injonctive en déclarative), pas plus d’ailleurs qu’en ce qui concerne la lecture ou l’écriture.
En conclusion
Le travail effectué par le groupe de travail de la DEGESCO est un vaste bricolage qui ne vise ni à donner des repères aux enseignants, ni à leur suggérer des pistes de travail, ni à donner cohérence à une approche globale des enseignements de cycle 1 (on cloisonne les apprentissages), ni à construire un programme à partir des données bien connues des recherches actuelles, mais un bricolage de bas niveau visant à faire du cycle 1 l’antichambre du cycle 2. A quand un examen d’entrée en cycle 2 ?
Serge Petit
Professeur honoraire de mathématiques,
IUFM d’Alsace, Université de Strasbourg