En cette première semaine du troisième confinement, on constate que le rapport au temps, aux dates, à la durée, est une source d’angoisse pour une partie de la population. L’interrogation « quand ? » domine la réflexion, qu’elle soit publique, médiatique ou privée. Cette incertitude est amplifiée par la surinformation actuelle et, en particulier, celle qui est en temps réel : information en continu, réseaux sociaux, principalement. Une sorte de tension s’exerce entre le souhait de connaître l’avenir au travers d’échéances explicites et en même temps la surveillance de l’instant présent, celui des annonces, des débats, des interviews, etc. Chacun de nous est amené à se situer dans un espace-temps dont la transformation est perçue comme importante, comme en témoignent les travaux d’Hartmut Rosa sur l’accélération, ainsi que le souhait de chacun de nous de maitriser le monde qui nous entoure.
Désapprendre à attendre
Quand un enfant découvre la vie, au cours de ses premières années, il apprend progressivement à s’approprier la durée, le délai. « Encore combien de dodo(s) ? » entend-on souvent dans les familles lorsque l’on veut amener un enfant à anticiper sur une action future. Si l’arrivée du numérique a transformé notre perception de l’espace, en est-il de même pour le temps ? Certes, on nous parlera de l’immédiateté permise par le lien numérique, mais c’est une relation médiatisée, virtuelle pourrait-on dire. Mais il s’agit en fait d’une autre transformation, non pas du temps, mais de notre perception de la durée. Chacun de nous, disposant de moyens numériques, les utilise souvent pour diminuer les délais : le commercial qui contacte son entreprise pour répondre rapidement à un client, le conjoint qui téléphone chez lui pour se garantir du bon choix de son achat alors qu’il est devant le rayon du supermarché. On est donc tenté en permanence de réduire les durées, et donc de réaliser au plus vite la satisfaction d’un désir. Pour le dire autrement nous sommes en train de désapprendre à attendre, à mettre du délai entre l’intention et le résultat possible des actions qui en sont issues. On peut rapprocher cette évolution de l’impression de perte de la capacité d’attention, chez les jeunes mais aussi chez les adultes.
À l’école primaire, ce travail sur le temps et sur l’espace est important. Il se traduit par un travail sur le corps, sur soi, sur l’environnement proche. On apprend d’abord à accéder aux repères physiquement et matériellement perceptibles. On sort progressivement l’enfant de l’instant présent, on l’amène à prendre de la distance. Distance avec ses proches, distances avec son environnement familier. On crée un autre monde autour de l’enfant, un monde partagé et protégé. Mais rapidement, et désormais très jeunes, les enfants sont aussi confrontés, en dehors de l’école, aux écrans et en particulier avec une autre forme de relation au monde, une relation « médiée » et « médiatisée ». Or cette relation ne présente pas les mêmes repères spatio-temporels. L’équipement de plus en plus précoce des enfants en téléphone portable est un signe de cette évolution. Si elle ne transforme pas (encore ?) l’école primaire, elle transforme la relation de l’enfant à la distance, à la durée. On retrouve cela dans l’évocation que font les enfants de ce qu’ils ont vu sur les écrans familiaux et familiers. Entendre dire que plusieurs enfants, même en CP ont une télévision dans leur chambre, ou une tablette connectée, ne peut laisser sans s’interroger sur la construction mentale du monde qui s’opère alors.
L’écran et la tyrannie de l’immédiateté
L’école peut aussi jouer un rôle avec le numérique (ou sans). Ainsi, un des intérêts principaux de l’apprentissage de la programmation n’est pas l’informatique, c’est d’abord l’anticipation. L’enfant doit imaginer, à partir d’une procédure et d’un langage, ce qui va se passer si on met en action cette procédure en utilisant ce langage. Pas forcément besoin de robots informatiques pour parvenir à cela. Mais les utiliser directement ou utiliser des interfaces écrans, c’est aussi amener l’enfant à faire le lien entre les objets familiaux numériques et ce que ces objets font dans l’environnement. En programmant un robot, puis en lui faisant exécuter les ordres qu’on lui a transmis, l’enfant apprend à « différer » entre une action et ses conséquences. Il met du délai et dans ce délai se construit la représentation de ce qui va se produire sans pour autant le vérifier immédiatement. On comprend aisément que ce type d’activité, avec ou sans numérique, est important pour développer le repérage dans le temps et aussi dans l’espace (dans le cas des robots qui se déplacent – un robot pouvant être un autre enfant à qui l’on donne des ordres à exécuter).
Il y a donc des possibles éducatifs dans ce domaine. Mais cela se heurte toutefois, pour certains enfants, à des habitudes sociales et culturelles qui sont en décalage avec l’environnement scolaire. On peut ainsi revenir à ce que l’on pourrait nommer une « tyrannie de l’immédiateté », à mettre en lien avec la tyrannie de la satisfaction immédiate d’un désir. Or on touche là à un problème éducatif complexe et difficile aussi à assumer pour les parents. Ceci d’autant plus que les adultes sont parfois pris aussi dans cette même tyrannie de l’immédiateté auquel s’ajoute la difficulté d’être parent pour certains. Aussi le monde des médias, des écrans, du numérique peut devenir un tiers de substitution. Substitution au temps, à la relation, à l’espace. On peut l’utiliser sans bouger, sans sortir de chez soi. On peut l’utiliser pour éviter d’échanger au sein de la famille (ça calme, chacun avec son écran par exemple). On peut aussi passer le temps et rompre l’ennui. On le perçoit clairement, les choix éducatifs familiaux ont des conséquences sur le développement de l’enfant, ce n’est pas nouveau, et les moyens numériques ne font que prolonger cela.
Parents, enseignants, éducateurs, nous avons à prendre conscience de cette évolution qui a trouvé dans les moyens numériques, les médias et autres téléviseurs une source de transformation des attitudes et des comportements. Alors que nous sommes en période difficile (confinement) où il faut « cohabiter » au domicile pour nombre de foyers, il est peut-être intéressant de prendre le temps, sans moyens numériques, au sein du foyer, d’engager des échanges, de confronter des points de vue sur ce que nous vivons chacun. Le jeu des interactions humaines doit pouvoir se mener de manière positive (et non pas uniquement restrictive). Il faut bien sûr commencer par encadrer la place des moyens numériques pour soi, mais aussi pour les proches. À cette maman qui disait intervenir pour interdire à ses enfants le portable à table et qui en même temps devait gérer son mari qui lui ne parvenait pas à s’en passer, on peut recommander aussi ce dialogue, aussi douloureux soit-il, pour prendre conscience de la place prise par l’ici, l’immédiat, le maintenant dans nos organisations de vie. L’école ne peut pas grand-chose face à cela, si ce n’est développer des activités qui amènent les enfants à prendre du temps, de la distance, à attendre, à patienter, mais aussi à anticiper et à construire dans la durée, avec ou sans le numérique. Se dégager de la « domination de l’instant » une dimension nécessaire de l’éducation dans un monde numérisé.
Bruno Devauchelle