L’ouvrage de Danièle Manesse et Danièle Cogis, « Orthographe : à qui la faute ? » n’est pas encore publié que déjà la polémique est lancée. C’est que le sujet n’est pas anodin pour un peuple français qui entretient une relation ambiguë avec l’orthographe. C’est aussi que l’ouvrage, qui sera en vente le 22 février mais que le Café s’est procuré, révèle une chute brutale et inquiétante des connaissances orthographiques des collégiens.
Au terme d’une enquête auprès de près de 3 000 élèves, les auteurs montrent que « l’écart entre les résultats des élèves de 1987 et ceux de 2005 est en moyenne de deux niveaux scolaires. Les élèves de cinquième de 2005 font le même nombre de fautes que les élèves de CM2 il y a vingt ans. Les élèves de troisième de 2005, le même nombre d’erreurs que les élèves de cinquième de 1987 ». En 1987, 50% des élèves avaient moins de 6 fautes. Ils ne sont plus que 22% en 2005. L’écart entre les plus forts et les plus faibles s’est lui aussi creusé. Le nombre de fautes augmente particulièrement pour l’orthographe grammaticale.
Cette étude a donc un grand impact. D’une part elle conforte tous ceux qui répètent que « le niveau baisse ». Elle réveille également ceux qui, comme Robien, prônent le retour aux méthodes traditionnelles et jettent la suspicion sur les enseignants.
Le Café se devait d’aller au-delà de l’écume médiatique. Danièle Manesse a bien voulu répondre à nos questions, expliquer son point de vue et ses propositions. Viviane Youx, présidente de l’Association française des enseignants de français, donne celui des professeurs, confrontés sur le terrain à la difficulté d’apprendre l’orthographe.
Orthographe : « Le travail d’observation de la langue est fondamental : il donne du sens à l’apprentissage. Mais on doit avoir fait quelque chose avant et faire quelque chose après. » Entretien avec Danièle Manesse
Vous annoncez un déclin des connaissances orthographiques entre les générations 1987 et 2005. Cela est-il vraiment établi pour tous les élèves ou ce déclin ne reflète-il que la baisse de quelques élèves ?
Non, c’est à la vérité une baisse bien répartie, si je peux dire : le livre en atteste par l’étude en quartiles, tranches de 25% de la population, et aussi par un tableau très parlant de la répartition des scores aux deux époques : il y avait en 1987 50% d’élèves qui faisaient moins de six erreurs dans la dictée (qui fait 83 mots), il n’y en a plus que 22%.
Mais peut-on comparer les élèves de 1987 et 2005 ?
Si on prend le point de vue de comparer des niveaux (du CM2 à la troisième), oui : notre étude met face à face les élèves d’un système scolaire structurellement inchangé (le collège unique était déjà en place et rôdé en 1987). Si l’on prend le point de vue de l’âge, la comparaison n’a pas la même valeur : les élèves de 2005 ont six mois de moins en moyenne que ceux de 1987 ; ceci, parce qu’ils redoublent moins, qu’on les oriente moins dans des filières marginales.
Votre étude montre que c’est d’abord l’orthographe grammaticale qui est touchée. Justement le ministre souhaite la disparition de l’ORL et le retour de l’enseignement de la grammaire traditionnelle. Cela vous semble-t-il nécessaire ?
C’est un point délicat, parce que le contexte prête à la polémique, aux positions bloquées et non à la discussion argumentée et réfléchie. Le rapport sur la grammaire de Bentolila, la circulaire qui lui fait suite sont des réponses opportunistes et, disons-le en cette période électorale, des coups politiques médiocres, pour donner de mauvaises réponses à ce qui me semble de vraies questions.
Et ces questions, nous sommes nombreux, chez les » gens de bonne volonté » , à les avoir posées dès la mise en œuvre des programmes de 2002 pour l’école primaire. Je vais vous donner mon avis, qui n’est pas forcément celui de ma camarade Danièle Cogis, auteur dans le livre d’une très solide étude des erreurs grammaticales dans les dictées de 2005. Et j’y vais carrément et j’essaie de dire comment je vois les choses le plus simplement possible.
D’abord, il ne s’agit pas de revenir à la grammaire » traditionnelle « , mais de dégager la grammaire utile pour l’orthographe et l’apprentissage des langues étrangères. Il y a eu dans les années 70 un très riche fonds de propositions didactiques qui ont été ensevelies par la vague de la production sur les types et formes des discours, et c’est dommage. Le discrédit convenu qui pèse sur la grammaire de phrase me semble une des conséquences déplorable de ce mouvement de vagues et d’oubli.
Sur l’ORL, maintenant : observer, comprendre comment la langue fonctionne ne suffit pas aux élèves pour s’approprier la règle, la connaissance, pour l’intégrer, pour la capitaliser et la mettre en œuvre de manière automatique. Le travail d’observation de la langue est fondamental : il donne du sens à l’apprentissage. Mais on doit avoir fait quelque chose avant et faire quelque chose après : l’orthographe du français est compliquée, elle exige une vigilance constante. Pour ce faire, il faut se référer à un corps de savoirs simples – à l’exception du fichu accord de PP, la langue orale se charge de l’occire -. J’ai pour ma part toujours été très frappée dans les présentations faites par des didacticiens (articles, colloques etc.) de démarches inductives d’enseignement de l’orthographe : à aucun moment, on n’explique comment on a enseigné la règle, comment on l’a fait apprendre, mémoriser, où et comment elle est consignée par les élèves, dans quelle progression ; enfin, comment et quand on évalue (alors que la question est cruciale : l’ORL se pratique plutôt en groupe).
Or il n’y a rien à faire, s’il n’y a pas entraînement, capitalisation, il n’y a pas d’appropriation. La démarche ORL est une part nécessaire du travail, mais elle ne suffit pas à construire des repères durables. Il faut aussi assumer de faire de la mécanique. C’est comme en musique. Oui, il faut des moments de solfège et de gammes, oui il faut des moments d’entraînement, oui, il faut des moments d’enseignement spécifiques de l’orthographe et de la grammaire, c’est mon avis. Sinon, le risque est grand de ne pas pourvoir les élèves, et notamment ceux dont le seul recours est l’école et qui sont les plus exposés à l’échec, des repères dont ils ont absolument besoin.
Faut-il revenir aux horaires et à l’enseignement du français comme ils étaient en 1987 pour retrouver le niveau de 1987 ?
Ce n’est certainement pas seulement une question d’horaires. Certes, le temps consacré au français est essentiel. C’est long d’apprendre quelque chose qui est difficile, multiforme comme en témoigne le chapitre 3, où chacune de nous explique les » chemins » des erreurs et de l’acquisition de quatre domaines de l’orthographe (la grammaire, le lexique, les mots-outils, les signes et accents) . Dans la brève conclusion qui a été discutée entre nous quatre, nous disons : » On ne peut pas tout faire dans le temps des études, déjà lourd pour les élèves » et nous indiquons qu’il y a des choix à faire. Les programmes sont le produit de choix qui sont des choix politiques, et dont le Café s’est fait récemment l’écho.
Quels sont les savoirs pour lesquels la société mandate l’école et qu’elle juge indispensables ? Moi, je suis souvent exaspérée par les finasseries académiques et railleuses qui entourent le débat récurrent sur le socle commun. Des sociologues, tels François Dubet ou Jean-Pierre Terrail, extérieurs aux groupes de pression de notre petit milieu, me semblent ceux qui posent le plus courageusement ces questions.
Mais il y a d’autres problèmes. La raison qui m’a poussée, quasiment » vingt ans après » à ré-entreprendre cette recherche qui est un sacré chantier, c’est un travail sur l’échec en français des classes » difficiles » de collège (2003). La mauvaise articulation des programmes de l’école avec ceux du collège a une part importante de responsabilité, à mon avis, dans le déclin orthographique des élèves. L’école primaire, en allégeant les tâches de travail sur la langue au profit notamment de la lecture et de la littérature, s’est déchargée sur le collège d’une partie des notions de langue. A juste raison : il y a encore quatre ans pour asseoir les savoirs de base ! Et le collège ne prend pas du tout le relais. Ce n’est pas un scoop : dans les recherches bibliographique qui accompagnent ce travail, j’ai lu tous les rapports de l’Inspection générale (ce sont des remontées du » terrain » !). Ils s’en inquiètent.
Souvent on fait le lien de la chute orthographique avec les nouvelles formes d’écriture (mail, sms). Ce lien est-il établi ? Que faire en ce cas ?
Il est tôt pour affirmer quoi que ce soit à ce sujet.. En tout état de cause, l’école n’y pourrait pas grand-chose ! Mais, restons calmes : tout le monde utilise des systèmes de notations bricolés, ne serait-ce que pour prendre des notes, et change de code selon les situations. Rien n’indique qu’il faut s’en inquiéter : on lira un point sur la situation de David et Gonçalves dans le Français aujourd’hui de mars 2007. Sur les 2767 dictées de 83 mots, nous n’avons rencontré que deux notations type SMS !
Vous imputez le déclin a un affaiblissement de la norme dans la société. Liez vous l’intérêt que porte l’opinion publique à l’orthographe à une nostalgie conservatrice (une aspiration à l’ordre) ? Cet intérêt, qui semble réel, ne contredit -il pas un éventuel déclin de la norme ?
La norme, ce n’est pas seulement l’aspiration à l’ordre, c’est des valeurs collectives partagées. L’intérêt que la société porte à l’orthographe est un fait, et doit être reconnu comme tel. On ne juge pas les faits, on cherche à les comprendre. J’essaie d’analyser cela dans le premier chapitre. L’orthographe est populaire, parce qu’elle est le premier des savoirs populaires, elle est une sorte de métaphore de la langue écrite qui est une conquête du peuple récente, enfin dans sa généralisation, à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle. Elle était au centre du premier examen de promotion populaire, le certif.
La langue, y compris dans sa modalité écrite, est partie en profondeur de l’identité de chacun, elle fait partie de l’héritage minimum. Là où ça se complique, c’est que l’orthographe du français est pour une part arbitraire, irrationnelle, et on la trouve aussi insupportable : il y a deux forces contraires dans la relation que chacun entretient avec l’orthographe. Bernadette Wynants, une sociologue encore, montre très bien l’ambivalence de la relation à l’orthographe. Et cette ambivalence, elle habite aussi les enseignants, elle les tourmente, et elle les met en situation d’insécurité sur leurs missions.
Pour certains l’apprentissage de l’orthographe est une perte de temps. Qu’en pensez vous ?
C’est complètement aristocratique de dire cela, parce que ceux qui n’ont pas eu assez d’enseignement orthographique en souffrent, et le font savoir : je pense aux élèves de ZEP, à ceux des LP, qui souvent, ont renoncé…
L’orthographe, » bien enseignée « , c’est intéressant ; c’est un entraînement à l’activité métalinguistique, requise dans toutes les disciplines à l’école, c’est une source de découverte sur la langue et le sens.
Tant que l’orthographe est requise dans la vie sociale, tant qu’il n’y a pas de mouvement consensuel dans la société pour en simplifier ce qui peut être simplifié et gagner du temps d’apprentissage, il faut oser l’enseigner, et l’enseigner bien, y compris dans ses aspects qui exigent répétitions et mémorisation, mieux que ce n’est fait à mon avis. On attire l’attention dans notre conclusion sur le temps ridicule dans la formation des professeurs des écoles et des collèges alloué à l’étude de la langue. Il ne suffit pas de savoir l’orthographe pour savoir l’enseigner. Et moins on a réfléchi sur la manière d’enseigner, et plus on enseigne dogmatiquement, c’est connu.
En tout état de cause, ce serait bien si ce travail pouvait réactiver le débat sur les modifications orthographiques qui peuvent être faites. Dans le sens qu’indique Chervel dans la postface, dont je partage le point de vue : pas sur des détails, mais sur deux ou trois grands points qui eux feraient gagner du temps : doubles consonnes, lettres grecques, pluriel en x….
Danièle Manesse
Danièle Manesse, Danièle Cogis, Michèle Dargans, Christine Tallet, Orthographe : à qui la faute ?, préface d’André Chervel, Paris, ESF éditeur, 2007, 250 pages.
Viviane Youx (Afef) : ; « L’enseignant de français ne peut pas seul prendre tout le problème en charge »
Le livre de D. Manesse et D. Cogis révèle un réel problème. Etes vous d’accord avec le diagnostic ?
Il ne s’agit pas d’être d’accord ou pas ; cet ouvrage pose un diagnostic, que nous aurions mauvaise grâce à renier ou à dénigrer. Le danger serait, devant ce constat, de vouloir le minimiser, ou de chercher à nous justifier et à nous disculper. Cela signifierait alors que nous ne voudrions porter aucune responsabilité, choix inadmissible, puisque les élèves qui ont été évalués dans cette étude ont bien eu, tous, des cours de français à l’école et au collège, nous ne pouvons nous défausser aussi facilement.
Mais, a contrario, nous ne pouvons pas non plus porter toute la responsabilité, les horaires ont diminué dans les classes depuis 1987 ; et surtout la tâche est devenue plus difficile, plus confuse ; la charge de travail est importante du fait de programmes lourds et opaques, et les choix laissés à l’initiative des enseignants créent des disparités importantes : un élève peut durant sa scolarité voir se succéder des conceptions assez différentes, voire antinomiques de l’enseignement du français, sans que ces conceptions soient en réel désaccord avec les programmes. La diversité peut être profitable aux élèves les plus à l’aise, qui peuvent compléter d’une année sur l’autre le puzzle auxquels ils sont confrontés, mais très déroutante pour ceux qui peinent le plus. L’étude de Danièle Manesse met en évidence, en 20 ans, un retard de deux ans dans l’acquisition de l’orthographe, nous devons en prendre acte et trouver les moyens d’y remédier si nous ne voulons pas entendre à nouveau les sirènes de la baisse de niveau.
La tentation sera forte de préconiser le retour aux programmes et méthodes traditionnels pour retrouver le niveau de 1987. Qu’en pensez vous ?
Evidemment, mais ne peut-on pas critiquer la situation actuelle sans retomber dans l’illusion qu’un retour en arrière suffirait à y remédier ? Déjà en 1987, les programmes et les méthodes n’étaient plus très » traditionnels « . Nous avons déjà vu combien l’opinion publique s’est focalisée sur la grammaire à l’occasion de la publication du rapport Bentolila. Peu de disciplines suscitent autant de remous que le français quand on touche aux programmes. Il est certain que les parents ont été fortement déroutés par l’introduction dans les manuels et cours de français d’une terminologie savante, jargonnante, qui donnait trop de place à des préoccupations formelles. Mais revenir à un état antérieur, âge d’or de la dictée, serait-il suffisant pour sauver la situation ? La dictée n’a jamais constitué un exercice d’apprentissage, mais un exercice de contrôle d’une orthographe déjà acquise, tant est qu’elle est bien réussie par les élèves les plus doués qui y voient un jeu intellectuel fort séduisant, alors que les plus faibles restent indéfiniment sur le carreau sans y trouver de voie de progrès.
Alors que faire ?
– Fixer des priorités dans les programmes pour que les choix ne se fassent pas arbitrairement : si une priorité est donnée à l’orthographe, elle doit apparaître clairement, et ne pas disparaître dans des objectifs flous.
– Etablir dans les programmes la proportion nécessaire aux différents domaines : maîtrise de la langue, approche des textes et œuvres, production écrite, production orale.
– A l’intérieur même de l’orthographe, fixer une progression en fonction des difficultés constatées et de la fréquence d’emploi.
– Simplifier le vocabulaire grammatical pour qu’il soit une aide à l’apprentissage et non pas une gêne à la compréhension.
– Combiner les exercices de découverte de la langue avec des apprentissages systématiques, répétitifs, indispensables à une acquisition progressive.
– Dans le socle commun de connaissances et compétences, réserver une place suffisante à l’orthographe et fixer des seuils d’acquisition contrôlables (il est assez paradoxal que la circulaire de janvier sur la mise en œuvre du socle se focalise sur la grammaire, et ne fasse qu’évoquer l’orthographe, comme si le sujet était trop difficile…)
– Développer l’interdisciplinarité autour de l’orthographe en en faisant un objectif prioritaire de tous les enseignants au collège.
– Renforcer la formation des enseignants débutants, particulièrement à l’école élémentaire où ils doivent être polyvalents, et dont l’orthographe n’est pas toujours suffisamment fixée.
L’orthographe prend une place importante dans l’opinion publique. Est ce justifié ? Sa place doit-elle augmenter à l’école ?
Nous sommes un pays paradoxal, fier d’une langue difficile, à cheval sur son orthographe, où il est impossible de changer le moindre accent sans que cela devienne un drame national. La simplification de l’orthographe recommandée de 1990 n’a jamais pu être véritablement appliquée. La dictée de Pivot est devenue un véritable monument, symbole de notre attachement à la précision. Conjointement, les coquilles s’accroissent, de nombreux documents qui circulent aujourd’hui véhiculent une orthographe approximative.
La demande sociale sur l’orthographe est énorme, elle constitue même une des premières barrières à l’embauche. Dire si elle est justifiée, c’est difficile, d’autres pays n’ont pas ce même attachement atavique. Mais la critiquer, c’est mettre en difficulté les élèves les plus démunis. Le souci de l’orthographe, s’il doit avoir sa place évidemment dans le cours de français, doit aussi être l’affaire de tous ; l’enseignant de français ne peut pas seul prendre tout le problème en charge, et devant une exigence aussi forte de l’opinion publique face à l’orthographe, il serait beaucoup plus efficace de montrer aux élèves que c’est l’affaire de tous, que l’ensemble de l’équipe enseignante s’en préoccupe.
Viviane Youx,
AFEF (Association française des enseignants de français)
http://www.afef.org
François Jarraud