Comment offrir les plaisirs de la lecture et de la découverte à des élèves happés par le rythme du travail quotidien et la culture de l’instantanéité ? Stéphanie Dudek, au collège Albert Roussel de Tourcoing, et Annélie Rousseau, au lycée professionnel Antoine de Saint-Exupéry à Halluin, ont adopté un dispositif étonnant : dans leurs CDI, elles ont créé et installé un distributeur d’histoires courtes ou de poèmes, comme il en existe dans certaines gares à destination des voyageurs pressés, comme pour faire de leur CDI une gare centrale de l’imaginaire. Elles éclairent ici le déroulement de l’expérience, amenée à s’ouvrir à des genres littéraires variés ou à des textes d’élèves, assurément aussi à se déployer dans d’autres établissements…
Comment est né ce projet de « distributeur d’histoires courtes » ?
L’idée, pour l’une, vient de la lecture d’un des multiples articles publiés depuis 2016, qui parlait d’un distributeur de short edition installé dans une gare SCNF, et pour l’autre, d’un arrêt en gare de Strasbourg où était installée ladite borne. Nous échangeons beaucoup sur nos pratiques professionnelles, nos idées, et nous nous sommes retrouvées naturellement sur ce projet. Nous avons vraiment trouvé l’idée très intéressante, et transposable dans nos CDI.
Cela pouvait répondre à des problèmes que nous avions identifiés concernant notre public : les élèves ont parfois du mal à se lancer dans la lecture d’un roman, même court, sur une heure de libre, ils privilégient les supports très illustrés (BD, manga, album et documentaires) au détriment des supports dont le texte est majoritaire (romans, poésie, nouvelles, contes etc…), ils favorisent les “petits” supports, les “livres avec peu de pages”. Ils sont également de plus en plus “multi-activités” au CDI : dix minutes de lecture, quinze d’ordinateur, puis retour en lecture, etc. Les activités sont fractionnées et courtes, l’attention est difficile à garder. Et il faut parfois les “occuper” pendant les dernières minutes de l’heure. De plus, on constate de plus en plus d’élèves allophones dans nos établissements, au collège et au LP, ainsi que l’arrivée en 6ème d’élèves qui lisent peu, mal, ou pas du tout. Ce projet est fait pour améliorer la fluence, avec des textes courts et accessibles.
Nous avions également à cœur de mettre en valeur les recueils de nouvelles de notre fonds et la poésie, souvent peu consultés et lus, et de renouveler ces parties du fonds documentaire, d’avoir aussi un moyen de nous ancrer, par les thèmes, dans les programmes, aux événements nationaux, du type “Printemps des poètes”, ou à l’actualité, avec un thème sur le développement durable. Cette dernière thématique est un temps fort courant au LP mais était peu abordé sous l’angle de la fiction. Au collège, où commençait à se mettre en place “le ¼ d’heure lecture”, nous avons saisi tout le potentiel intéressant du projet. Il nous a fallu un petit moment pour formaliser puis mettre en place ce projet, que nous avons lancé cette rentrée, car nous nous sommes rendu compte que cela allait demander beaucoup de travail et qu’il fallait forcément travailler en équipe : à deux pour débuter, pour l’ouvrir ensuite à des collègues du district, car on ne souhaitait pas d’un distributeur qui offrait les mêmes histoires dans le CDI toute l’année et qui serait vite oublié. Enfin, nous avons pensé aux “Microfictions “ de Régis Jauffret dans les sources d’inspiration.
En pratique, comment fonctionne le « distributeur d’histoires courtes » ?
Nous établissons un calendrier mensuel thématique en début d’année, puis nous divisons le travail en deux (pour l’instant) et recherchons des ouvrages dans nos fonds documentaires. Nous nous sommes dit que nous pouvions compléter par des ressources trouvées sur Internet, qui devaient rester minoritaires, car l’idée est, vraiment et surtout, de valoriser nos fonds. Nous achetons les ouvrages utilisés par l’autre collègue pour respecter le droit d’auteur et l’exception pédagogique.
Nous scannons, avec un logiciel de type OCR, les textes, qui sont ensuite copiés sur un document partagé avec une mise en page normalisée : titre d’une certaine police, auteur d’une autre, dernière phrase qui renvoie vers le document au CDI, avec sa cote. Nous faisons en sorte que les textes soient adaptés aux élèves DYS. Après correction des coquilles, nous imprimons les histoires en 10 exemplaires, puis on les roule et on les noue avec un bout de laine. Chaque histoire a une couleur pour que les élèves puissent les “collectionner” et ne pas lire la même histoire. Des “petites mains” (les élèves volontaires, les personnels volontaires au LP, les AESH qui sont les petites fées du CDI au collège et dans ce genre de projet) nous aident beaucoup à ces moments-là, très chronophages. Les rouleaux sont installés dans nos distributeurs respectifs, voulus très différents.
Le jour J, lancement sur les réseaux sociaux, l’ENT. Et c’est parti ! Et chaque jour, nous communiquons autour de ces histoires auprès des élèves, nous valorisons celles-ci.
Comment s’opère le choix des histoires ?
C’est le point que nous devons encore vraiment travailler. Et c’est en forgeant qu’on devient forgeron… Nous pensons pouvoir améliorer ce point au bout de trois-quatre périodes. Car dès le début du projet, nous étions intéressées par l’aspect “temps de lecture”, que l’on retrouve dans les distributeurs en gare, et que nous ne mettons pas en avant pour l’instant. Pour l’instant, nous proposons des “histoires très très courtes”, c’est-à-dire qui tiennent sur une demi-feuille, format portrait. Nous avons débuté avec ce que nous avions en rayon, pour notre premier “mois-test”: des histoires pressées de Bernard Friot, idéales pour débuter le projet. Très vite, il s’est avéré nécessaire de varier les auteurs, les genres, les longueurs en proposant en plus des histoires très très courtes, des histoires très courtes et des histoires courtes, ce qui correspond à des temps de lecture. Il faut également réfléchir à un budget, puisque nous achetons les ouvrages que nous n’avons pas. Et pour les CDI à petit budget, cela peut être un frein. L’idée, pour se faciliter la tâche et gagner du temps, c’est de mutualiser un maximum pour les recherches d’histoires, de repérer les éditeurs qui proposent des histoires courtes de qualité, et ce qui serait génial serait de mettre de mettre en place un réservoir de bibliographies, de titres d’histoires alimenté par les professeures-documentalistes ayant mis en place ce projet. Et de travailler pourquoi pas avec Short éditions.
Qu’apporte au projet la collaboration inter-établissements ?
C’est d’abord l’idée de monter un projet en commun : nous sommes souvent seul.e.s dans nos établissements, cela fait beaucoup de bien de travailler ensemble, d’échanger des idées, des références, de proposer, d’adapter le projet à nos publics variés. C’est également la possibilité de profiter des connaissances et de la culture de chacun et chacune. Le gain de temps pour choisir les textes est appréciable, et cela nous motive à tenir les délais : nous nous encourageons quand c’est difficile, nous devons tenir le calendrier et nous lançons le distributeur à une date précise. De plus, nous travaillons dans le même district : les collégiens peuvent aller au lycée et y trouver un élément commun: le distributeur!
Vous avez d’ores et déjà mis en œuvre votre distributeur sur une 1ère période et lancé la 2ème : quel bilan en tirez-vous ?
Nous avons beaucoup analysé cette première période : nous avons fait pas mal de petites erreurs d’organisation, que nous avons déjà corrigées, et nous affinons notre calendrier pour ne pas être prises au dépourvu. Nous réfléchissons à la façon dont nous structurons nos documents, puisque ce travail se veut collaboratif, et va impliquer au moins 4 profs-docs : il faut que l’on puisse se comprendre ! Nous établissons des pense-bêtes, des chartes à respecter, des bibliographies. Et nous commençons à y voir plus clair sur les ouvrages à utiliser ou à acheter. Nous passons beaucoup de temps à nous téléphoner ou à nous envoyer des messages, et c’est très enthousiasmant.
Nous savons clairement que pour vraiment développer le projet l’année scolaire prochaine et qu’il fonctionne jusqu’au bout, nous devons anticiper au maximum en juin l’organisation : les thèmes de l’année scolaire suivante (que l’on voudrait liés aux établissements, aux projets, aux programmes) et le calendrier. Nous aimerions qu’un jour ce soient des histoires écrites par les élèves qu’on puisse trouver dans le distributeur aussi.
Une nouvelle question se pose aussi sur la place physique du distributeur dans le CDI. Nous l’avons, toutes les deux, sans nous concerter, changé de place pour voir les réactions. Et nous l’avons enrichi pour la seconde période d’une signalétique plus forte, et d’une table d’exposition avec les ouvrages où se trouvent les histoires.
Ce premier bilan est très positif, nous sommes ravies des réactions des élèves, des collègues profs-docs, via les réseaux sociaux, qui ont montré curiosité et intérêt.
Parmi vos objectifs, vous dites chercher à prendre en compte la culture de la rapidité et de l’instantanéité qui est désormais la nôtre : pouvez-nous éclairer sur cette dimension culturelle du projet ?
C’est tout le cœur du projet : proposer des histoires vraiment courtes pour coller aux pratiques culturelles des jeunes et des moins jeunes également (Cf. Nicole Aubert, Le culte de l’urgence). C’est aussi une stratégie de professeur-documentaliste : proposer une étape à des non-lecteurs afin d’accéder à d’autres lectures plus longues par la suite. Pour l’instantanéité, nous avons réfléchi à des histoires « prêtes à consommer”, on peut la lire debout, en marchant… sans forcément entrer dans une posture de lecteur (assis sur un fauteuil appuyé quelque part etc.) Les histoires s’emportent également. Le rouleau devient un objet “nomade”. La plupart des élèves qui les prennent, le font pour lire dans le métro (comme on prend un journal gratuit pour passer le temps) Ce n’est pas un phénomène isolé, on retrouve des espaces “petits lecteurs” ou “facile à lire” dans d’autres CDI ou des médiathèques qui répondent aussi à ces objectifs de rapidité et d’instantanéité mais aussi d’accès à la lecture par des populations en rupture avec le livre.
Un phénomène que nous n’avions pas trop anticipé qui comporte une dimension culturelle est celui du don ! Des élèves viennent prendre des histoires pour les offrir à leurs frères ou sœurs ou leurs parents. Au départ c’était un peu désarçonnant mais on a laissé faire justement pour l’analyser. Ces élèves prennent pour eux-mêmes mais aussi pour d’autres. Là nous sommes clairement dans la lecture partagée. L’élève devient le passeur culturel cher à Jean Michel Zakhartchouk et peut même devenir prescripteur culturel auprès de son entourage.
Le dispositif du « distributeur d’histoires courtes » semble fort transférable : quels conseils donneriez-vous à des collègues intéressé.es ? Quelles déclinaisons envisagez-vous pour le déployer sur le long terme ?
Il est transférable, à notre sens, à tout type d’établissement et de public. Nous conseillons de ne pas se lancer seul.e, de commencer en binôme, comme nous l’avons fait, et de consulter la fiche projet laissée sur le site. Ne pas hésiter à se lancer ! Nous pensons que cela fait un très beau projet de district (les professeurs-documentalistes ont 2 à 4 réunions annuelles avec leurs collègues du secteur) afin de se partager la charge de travail car nous l’avons dit plus haut, c’est un projet chronophage et qui demande un gros temps d’investissement de départ. La clé c’est aussi le calendrier : il faut le fixer pour toute l’année scolaire et surtout s’y tenir car d’autres collègues peuvent être embêtés dans leur propre organisation si un collègue ne propose pas ses histoires par exemple. Un autre aspect à anticiper : les petites mains pour rouler les histoires ! Autre conseil : prévoir ses bibliographies avec son groupe de travail très en amont pour anticiper l’achat des documents et le budget qui va avec.
Nous sommes vraiment intéressées par les retours de collègues qui vont le mettre en place dans leurs établissements et très certainement améliorer ce dispositif (#distributeurdhistoirescourtes) ! N’hésitez pas à nous contacter, nous sommes partantes pour des temps d’évaluation collectifs !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le projet
Pour contacter les enseignantes :
Dudek Stéphanie : stephanie.dudek@ac-lille.fr @Stephan1eDudek
Rousseau Annélie : annelie.rousseau@ac-lille.fr , @ArousseauAr