Et si l’enseignement du français se faisait un peu plus visuel ? Et s’il se faisait davantage école du regard et de l’imaginaire ? Philippe Maurel est professeur de lettres à Montreuil au lycée Eugénie Cotton, lycée des métiers de la création graphique et numérique. Il invite régulièrement ses élèves à la créativité, par exemple à une actualisation du Décaméron de Boccace, d’une époque et d’une épidémie à l’autre. Il propose aussi de fort belles écritures visuelles d’appropriation : ballades enluminées, réalisations plastiques inspirées d’Apollinaire, affiches pour une pièce de Musset, jeu de cartes autour d’un roman de Laclos … Exemple d’adaptation interdisciplinaire au contexte, le travail mené ouvre des horizons pour tous : lire, c’est aussi visualiser ; étudier une œuvre, c’est la reconfigurer pour mieux l’appréhender ; « l’acte interprétatif lui-même doit être, si on veut que les élèves s’en emparent, un exercice sensible pour eux ».
Votre site partage de fort belles écritures créatives réalisées par vos élèves : poèmes, lettres, descriptions…. Pouvez-vous nous en présenter certaines ?
J’écris moi-même, j’ai toujours pensé que l’enseignement des lettres ne pouvait se limiter aux activités littéraires exclusivement académiques et j’insère depuis longtemps des séances d’écritures créatives dans le cadre ou à l’extérieur des séquences de mes classes. Ces activités évoluent en fonction du niveau des classes, des réformes ou (en première) des œuvres au programme.
Ces activités sont proposées régulièrement toute l’année et publiées sur le site de la classe concernée. Lorsque j’accueille les élèves de seconde par exemple, je leur demande d’écrire une lettre de rupture amoureuse à leur ancien collège, cela leur permet de se raconter, à moi de mieux les connaitre, d’évaluer leur niveau de langue et d’enclencher (comme cette année) la première séquence sur le récit épistolaire.
En Première, lorsque cela est possible, je propose des activités créatives qui font écho aux œuvres au programme. Cette année, parallèlement à la lecture d’Enfance de Nathalie Sarraute, mes élèves ont réalisé des travaux dans le genre autobiographique inspirés d’extraits de Perec ou à partir de photographies qu’ils ont choisies dans leurs archives familiales. Au cours de la lecture d’Alcools d’Apollinaire, la classe s’est initiée également aux formes poétiques qui s’échappent hors du livre et je leur ai proposé de réaliser des travaux de « poésie concrète », sonore et même d’écrire et de réaliser une performance poétique comme lors des journées Portes ouvertes du lycée l’an dernier.
Vous invitez aussi les élèves à des créations visuelles particulièrement originales et soignées : affiches, jeux de cartes, enluminures… Pouvez-vous expliquer en quoi ont consisté ces activités et quels en étaient les buts ?
Depuis deux ans, j’enseigne au Lycée Eugénie Cotton à Montreuil à des élèves qui ont (presque) tous choisi l’option arts appliqués qui débouche sur l’obtention du Bac STD2A ; je me suis donc interrogé sur les œuvres que j’avais envie de leur faire lire et qui pourraient les intéresser, à la possibilité de réaliser avec eux des projets à la fois littéraires et plastiques. Toute l’année, j’échange avec mes collègues d’arts appliqués ; nos cours peuvent ponctuellement se faire écho ou nous pouvons même chercher à aligner quelques temps nos progressions ; tantôt les élèves font usage des textes qu’en lettres nous étudions pour des réalisations plastiques, parfois c’est moi qui profite des savoir-faire que mes collègues initient.
Cette année, par exemple, les élèves de seconde ont réalisé des sortes de carte de jeux (à la manière des cartes Pokémon) représentant quelques personnages des Liaisons dangereuses accompagnés de leurs principaux traits de personnalité, leurs forces et leurs faiblesses ; ce qui leur a permis de s’approprier le travail que nous avions préalablement fait sur le style de chacun et leurs rapports de pouvoir rhétoriques.
L’an dernier, les secondes ont réalisé des affiches pour la pièce de Musset On ne badine pas avec l’amour. Pour les aider, mes collègues d’arts appliqués leur avaient présenté des exemples de design graphique appliqués aux arts du spectacle.
Cette année, nous avions prévu avec l’une de mes collègues de travailler avec des artistes en résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers. L’une de ces artistes avait pour projet de travailler sur la question du soin du corps au Moyen-Âge ; nous n’avons malheureusement pas pu réaliser tout ce que nous souhaitions compte tenu de la pandémie, mais j’ai demandé aux élèves de conclure la lecture des Cent ballades d’amant et de dame de Christine de Pizan par l’écriture et l’enluminure de ballades qu’ils ont eux-mêmes créées. Certains y investissent beaucoup de temps et c’est toujours pour moi une grande fierté de découvrir leurs réalisations.
Enfin, en ce moment même parce que le travail est en cours, les élèves de première utilisent, à la demande de leurs professeurs d’arts appliqués, l’une des œuvres au programme, Alcools d’Apollinaire, pour un projet plastique ; on leur a donné la consigne de sélectionner le lexique ou les notions qui leur semblaient importants dans certains poèmes comme Les Colchiques ou Le Pont Mirabeau et il doivent produire, à l’aide de différentes techniques (comme la broderie) un travail s’orientant plutôt vers l’abstraction. Le résultat est plutôt bluffant et on peut penser qu’ils auront au moment des épreuves orales du bac une maîtrise originale de ces textes.
Durant ces derniers mois, vous avez aussi amené vos élèves à écrire autour du confinement et du déconfinement : quelles étaient les consignes d’écriture ? quel soutien l’écriture a-t-elle pu apporter dans ce contexte ?
Je crois que comme beaucoup de collègues, passé les deux ou trois premières semaines, j’ai pris conscience qu’ajouter aux motifs légitimes d’angoisse liés à la pandémie ceux de la vaine poursuite des multiples chapitres du programme serait contre-productif. On n’arriverait qu’à les perdre un par un et nombre d’entre eux se plaignaient d’être chez eux un peu perdus et submergés de travail. J’ai donc assez rapidement privilégié l’ouverture culturelle vers des lectures, des films ou des séries plutôt que de les achever par une multitude de travaux scolaires. Je leur ai aussi proposé (alors que nous avions entamé une séquence autour de la question de l’espace domestique féminin chez Duras ou Ernaux) de me décrire (sur le blog de la classe) leur chambre, celle dans laquelle ils se trouvaient confinés, en ajoutant parfois une photo qui résume cet espace.
Après cette rentrée, au moment du déconfinement scolaire, j’ai aussi souhaité que les secondes puissent profiter du retour en classe pour échanger, partager leurs expériences du confinement. En classe, nous avons écouté des histoires extraites du Décaméron et nous sommes allés profiter des derniers beaux jours dans un parc qui se trouve à proximité ; là, par petits groupes, les élèves se sont choisis, comme les protagonistes de Boccace, un « locus amoenus » pour se raconter des histoires et l’un d’entre-eux devait en prendre note pour le blog.
A la lumière de vos expériences, en quoi vous semble-t-il intéressant de développer la créativité des élèves, et ce dans un enseignement du français au lycée qui tend à peu la solliciter ?
À moins de considérer que le cours de français ne peut mener qu’au métier d’enseignant, il me semble qu’on ne peut se limiter, au lycée en particulier, au travail de lecture interprétative. Et l’acte interprétatif lui-même doit être, si on veut que les élèves s’en emparent, un exercice sensible pour eux ; il m’importe qu’ils s’approprient les textes, avec leurs sensibilités de jeunes gens d’aujourd’hui, qu’ils les convoquent pour comprendre le monde dans lequel ils évoluent, qu’ils les imitent, les réinventent, les transforment. J’essaie aussi, selon les capacités de chacun, que l’enseignement des lettres soit un enseignement qui participe à les rendre créatifs, littérairement bien sûr mais également en lien avec d’autres media, les arts plastiques, le cinéma, les séries, la performance.
Je rêverais d’ailleurs qu’on réforme l’enseignement des lettres en l’intégrant à un ensemble de pratiques de lectures et d’écritures ; malheureusement, les choix qui ont été faits récemment par le ministère constituent plutôt un retour en arrière
En quoi vous semble-t-il aussi pertinent, dans le cadre de l’enseignement du français au lycée, de fortifier par l’image la relation aux textes ?
Je crois que, comme pour d’autres pratiques (l’écriture, le jeu dramatique…), c’est une histoire de transfert. Passer du texte à l’image, de l’image au texte, du littéraire au plastique ou l’inverse, c’est une possibilité de reconfigurer des œuvres, des textes littéraires, d’une autre manière, à une autre échelle, en vue de mieux les comprendre ou d’approfondir la compréhension qu’on en a déjà.
Il est possible de renforcer un travail préalable d’analyse comme cela a été le cas avec Les liaisons dangereuses ; réaliser ces cartes leur a permis de s’approprier, en début de séquence, les spécificités et le style d’écriture de chacun des personnages.
Pour l’affiche réalisée après la lecture intégrale d’On ne badine pas avec l’amour, il me semble qu’elle constitue comme une forme plastique unifiante qui synthétise l’ensemble du travail réalisée pendant la séquence. Les meilleures soulignaient avec pertinence à la fois ce qui séparait Perdican et Camille et les dangers qui fragilisent le sentiment amoureux à l’œuvre dans la pièce de Musset. Enfin, bien sûr, la notion de plaisir n’est pas absente de ce choix.
Le lycée Eugénie Cotton est un lycée des métiers de la création graphique et numérique : vos démarches vous semblent-elles une adaptation à ce contexte particulier ? vous paraissent-elles transférables et adaptables dans d’autres contextes ?
Il est évident que les intérêts et les pratiques de mes élèves m’ont conduit à multiplier ce type d’exercices ; je crois même que si je suis amené à répondre a ces questions, c’est qu’ils ont particulièrement du talent.
Néanmoins, j’ai enseigné dans d’autres lycées, à d’autres élèves, essayant régulièrement de proposer des exercices créatifs et j’ai constaté que ces exercices, y compris des projets plastiques, plaisaient à toutes sortes d’élèves et accompagnaient, renforçaient également leur travail littéraire. Chacun s’approprie les œuvres, réalise des productions en fonction de ses intérêts et de ses moyens.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut