Etudier Le Tartuffe de Molière dans une classe inclusive de 6ème en collège REP : un projet insensé ? C’est pourtant le défi relevé par Marion Delva au collège David Marcelle de Billy-Montigny dans le Pas-de-Calais. Sa motivation : ne pas priver les élèves des œuvres les plus riches, les frotter aux textes les plus complexes et résistants. Sa méthode : problématiser (qui est le Renard dans la pièce ?), mener une approche éclatée plutôt que linéaire, utiliser des marque-pages interactifs pour un accompagnement lexical et des liens vers des mises en scène, travailler la lecture expressive… Et au final, le projet ouvre bien des possibles : « Les élèves, même si leur compréhension première est partielle, même s’ils sont en difficulté, perçoivent des choses lorsqu’ils lisent un texte. Le travail du professeur consiste alors à les recueillir et à les exploiter pour leur donner confiance dans leur statut de lecteur. »
Aborder Le Tartuffe de Molière en 6ème, dans une classe inclusive en collège REP : comment et pourquoi avez-vous conçu un projet aussi insensé ?
Bien qu’enseignant au collège, je me suis beaucoup interrogée lors de la mise en place des programmes de lycée. J’ai entendu mes collègues échanger sur l’inscription de certaines œuvres dites « patrimoniales » dans les programmes de français. Cela m’a renvoyé à ma propre pratique d’enseignement de la littérature et j’ai constaté une forme d’autocensure que je m’imposais. C’était comme si je m’interdisais d’inscrire dans mes séquences d’enseignement des œuvres jugées inaccessibles à des élèves de collège. Cela m’a fait prendre conscience que, depuis l’obtention de mon CAPES, je m’éloignais petit à petit des classiques de la littérature en tant qu’œuvre intégrales.
Que cette forme de censure s’impose à mes lectures était un problème facile à résoudre. Il me suffisait de me replonger dans mes classiques favoris. En revanche, j’ai pris conscience que cela revenait aussi à priver les élèves d’un pan entier de la littérature. J’enseigne en effet dans un collège REP où le dispositif des classes inclusives se mettait en place. Une partie des élèves qui composaient ces classes étaient des élèves que j’appelle « petits lecteurs » voire, non-lecteurs pour certains. J’ai donc réalisé que si l’école ne proposait pas à ces élèves ce type de lecture, qui le ferait ? Il me semble que les professeurs ont un rôle à jouer dans la constitution des bibliothèques intérieures des élèves.
Mon choix s’est porté sur Le Tartuffe car j’avais envie de renouveler ma séquence consacrée à la ruse d’une part et au théâtre d’autre part. Les séquences consacrées au théâtre de Molière proposent l’étude de pièces déjà explorées et j’avais envie de proposer aux élèves une pièce dite « majeure » de Molière. Dans cette perspective, Le Tartuffe s’est imposé à moi. Le défi était stimulant : comment embarquer une classe de 6ème dans une pièce aussi exigeante que l’est celle de Tartuffe ?
Vous avez choisi pour cela de problématiser la séquence : autour de quelle question ? avec quel intérêt ?
La problématique a mis beaucoup de temps à mûrir. Pour la mettre à jour, il a fallu que je me replonge dans ma séquence existante d’une part et dans la lecture du Tartuffe d’autre part. La séquence que je menais avec les élèves de 6ème sur l’entrée du programme « Résister au plus fort : ruses, mensonges et masques » proposait aux élèves de s’interroger sur la morale de la fable Le Loup et l’agneau de La Fontaine : « La raison du plus fort est-elle toujours la meilleure ? ». Pour cela, nous étudiions avec les élèves le personnage de Renart tel qu’il apparaît dans la littérature et nous nous interrogions sur l’ambiguïté de son caractère : est-il finalement sympathique ou cruel ? Au moment de la réflexion que je menais sur le choix de ma problématique avec Tartuffe, j’avais toujours en tête cette séquence qui existait.
Je l’avais aussi à l’esprit au moment où je me suis replongée dans la lecture de la pièce. Lors des différentes scènes, je pensais aussi à l’entrée du programme dans laquelle l’étude de cette œuvre s’inscrivait : « ruses, mensonges et masques ». Un élément m’a alors frappée : dans chaque scène, ou presque, il est question de ces trois mots. La complexité des relations amoureuses et familiales était si évidente que je ne comprenais pas pourquoi je n’avais pas pensé plus tôt à travailler sur Tartuffe dans le cadre de cette entrée du programme. J’ai entamé ce travail de réflexion en début d’année scolaire. Un jour, alors que je faisais tout autre chose, la problématique m’est apparue. Je me suis interrompue et ai pris le soin de noter la question pour ne pas l’oublier : « Qui est le Renard dans Tartuffe ? ». Cette question me paraissait pertinente car facile d’accès pour des élèves de 6ème. Cependant, derrière cette simplicité se cache, me semble-t-il une vraie exigence de lecture : en faisant appel à l’intertextualité, il s’agissait de construire une culture littéraire chez les élèves. De plus, comme la réponse à cette question est plurielle, elle permettait de dessiner des parcours de lecture centrés autour des différentes intrigues qui sont celles de la pièce.
Comment avez-vous aidé les élèves à s’approprier cette problématique ?
Il a fallu en effet prendre un temps pour que les élèves saisissent le réel sens de cette problématique. C’est pourquoi les trois premières séances de la séquence ont été consacrées à son appropriation. Finalement, cela prenait également sens dans l’étude de la pièce puisque les élèves étaient placés en situation d’attente pour démarrer la lecture de Tartuffe tout comme le spectateur qui assiste à la mise en scène de la pièce qui ne voit arriver Tartuffe qu’à l’acte III. La stratégie a été payante. Au fur et à mesure que nous avancions dans la séquence, les élèves n’avaient qu’une question en tête : quand allaient-ils enfin rencontrer Tartuffe ?
Pour permettre aux élèves de saisir l’implicite de la problématique, je suis partie de leurs lacunes bien légitimes en début de parcours. En guise de question préalable, je leur ai demandé de dresser des hypothèses de lecture sur le contenu de la séquence. Les élèves ont tous répondu sous la forme d’une trace écrite en supposant qu’il y aurait des animaux dans la pièce que nous allions étudier. En leur projetant le générique de la pièce, ils ont constaté qu’ils étaient partis sur une fausse piste puisque tous les personnages de la pièce étaient des humains. L’appropriation de la problématique était donc en route : nous avons pris le soin de dresser une carte mentale des caractéristiques du personnage de Renart dans la littérature à travers l’écoute du générique de dessin-animé Moi, Renart. La carte mentale s’est enrichie après l’étude de deux fables : Le Renard et la Cigogne et Le Renard et l’Ecureuil. J’ai complété l’approche en contextualisant l’œuvre et le théâtre de Molière, en sensibilisant en particulier les élèves autour de l’intrigue type proposée par le dramaturge. La séance se concluait par une question de réflexion qui était la suivante : « Pourquoi pouvons-nous dire qu’il y a toujours un Renard chez Molière ? » A ce moment-là, les élèves étaient prêts à entrer dans l’œuvre puisqu’ils avaient compris les différents enjeux de la problématique de séquence.
Dans votre approche, qui parait plus « éclatée » que « linéaire », vous choisissez de commencer par l’acte II : pourquoi ce choix ?
En effet, j’ai opté pour une lecture éclatée de l’œuvre. Ma préoccupation principale était de rester cohérente pour les élèves afin de ne pas les perdre dans cette séquence ambitieuse. Nous venions de terminer la séance précédente sur le théâtre de Molière, ses liens avec la commedia dell’arte et sur l’intrigue typique des pièces, toutes construites autour de la ruse. Ces ruses ont vocation à rendre possible un mariage d’amour contrarié par un père monomane et sont le plus souvent l’œuvre de valets malins et ingénieux.
C’est l’acte II de la pièce qui correspond à ce schéma. Cet acte s’ouvre sur le retour d’Orgon qui annonce à sa fille qu’il compte la marier à Tartuffe et ainsi revenir sur la promesse qu’il lui avait faite de la marier à Valère. Il me semblait que partir des acquis des élèves était la meilleure stratégie pour entrer dans l’œuvre. J’étais en droit d’attendre qu’ils réinvestissent des connaissances acquises précédemment.
Ce choix a été le fruit d’une réflexion. Je ne voulais pas trahir la pièce en l’abordant de manière éclatée. Cependant, il ne me semble pas avoir dénaturer la pièce puisque cette stratégie s’est avérée payante. Les élèves étaient à même d’identifier les personnages et leurs liens et de comprendre à quelle point la présence de Tartuffe était un point de crispation dans la famille.
Le texte de Molière parait difficilement compréhensible à un jeune élève de 2020 : quels dispositifs avez-vous mis en place pour les aider malgré tout à le comprendre et l’interpréter ?
Le principal outil que j’ai mis en place a été celui des fiches de vocabulaire fournies pendant la lecture des pièces. Lorsqu’on lisait en classe une scène, je proposais une fiche plastifiée où je traduisais certains mots que je jugeais indispensables à la compréhension de l’intrigue.
J’ai adopté la même stratégie lorsque j’ai demandé aux élèves de lire des scènes de façon autonome à la maison. Je me suis inspirée du travail proposé par ma collègue Pauline Lourdel avec les marque-pages interactifs. A chaque scène que les élèves devaient lire correspondait un marque-page composé d’une partie d’aide lexicale. La seconde partie du marque-page était constituée d’un QR-code renvoyant à la mise en scène de Peter Stein avec Jacques Weber et Pierre Arditi. Le minutage correspondant à la scène en question était indiqué. Cette stratégie a constitué le deuxième dispositif proposé aux élèves. Faire correspondre l’étude d’une scène à son adaptation scénique aide pour le moins dans sa compréhension.
Après m’être permise d’adopter une lecture non-linéaire de la pièce, j’ai également opté pour la déconstruction de certaines scènes. Ainsi, pour aider les élèves à comprendre la fameuse scène de l’acte I scène 4 (« le pauvre homme ! ») ai-je proposé aux élèves découpée par répliques. Charge à eux de la reconstituer. Les élèves ont dû s’appuyer sur les indices temporels pour reconstituer la scène et ont pu percevoir la construction en écho de cette scène. Pour le coup, l’aide lexicale à proprement parler n’a pas été nécessaire puisque la démarche mise en place a suffi pour aider les élèves à entrer dans le texte. J’ai pu vérifier cette compréhension lorsque j’ai demandé aux élèves de proposer des lectures expressives de la scène. Sans avoir besoin de mettre en place des brouillons sonores, les élèves interprétaient leur lecture, meilleur indice me semble-t-il pour permettre au professeur d’évaluer la compréhension d’un texte par ses élèves.
Quel travail avez-vous mené autour du personnage de Tartuffe lui-même ?
Il s’agissait de faire percevoir aux élèves toute l’ambiguïté et toute la complexité de ce personnage.
Son absence au cours des trois premiers actes est porteuse de sens. Nous y avons d’ailleurs réfléchi. Devant l’impatience qu’avait les élèves à rencontrer ce personnage, je leur ai demandé d’effectuer un relevé des personnages dans l’acte III. A la fin de ce travail, ils ont constaté l’absence de Tartuffe et l’ont confronté aux propos que nous avions tenus au cours des différents lectures : bien qu’absent, il est omniprésent.
Ce constat a été approfondi par un travail hors classe que j’avais demandé aux élèves de mener. Lors des lectures autonomes, les élèves avaient la charge de répondre par mail sur l’ENT du collège à la question suivante : « qui est Tartuffe ? » Les réponses des élèves montraient à quel point il y avait débat autour de ce personnage. J’ai donc collecté leurs réponses et leur ai demandé en classe de les classer. Cette légende nous a permis de mettre en évidence le conflit familial déclenché par l’intrusion de ce personnage dans la famille d’Orgon.
De plus, les élèves ont pu prendre la mesure de l’ambiguïté de ce personnage lors de l’étude de la scène 4 de l’acte I. Dans le portrait que Dorine dresse, les élèves ont été indignés par le comportement d’un homme supposé être religieux : il boit de l’alcool, il mange goulument devant quelqu’un de malade. Les élèves ont pu percevoir que ces éléments contribuaient à faire de Tartuffe un Renard. C’est par conséquent la problématique qui a permis de mener ce travail autour du personnage de Tartuffe. Les élèves identifiaient des caractéristiques identifiées au cours de la séance d’ouverture dans le comportement de Tartuffe : la gourmandise, l’hypocrise, la manipulation. Ils sont même allés plus loin en comprenant qu’Orgon qui se voulait Renard pour Dorine était en réalité le Corbeau de Tartuffe.
Au final, quel regard les élèves vous semblent-ils avoir porté sur ce personnage ?
Les élèves me semblent avoir été embarqués comme des personnages de la pièce. Ils étaient à la fois séduits et fascinés par ce personnage tout en portant un regard critique.
La tension qui existe entre ce qu’il prétend être et ce qu’il est en réalité les heurtait en particulier. Ce jeune public est attaché à des valeurs telles que l’honneur, l’honnêteté et la rigueur dans la foi religieuse. Il me semble d’ailleurs qu’en reconduisant ce projet, il faudrait que je rende plus vivantes ces questions qui rendent la pièce étonnamment actuelle.
A la lumière de cette séquence, en quoi le numérique vous semble-t-il susceptible d’aider les élèves à s’approprier une œuvre complexe ?
Le numérique se révèle être un outil qui facilite l’appropriation d’une œuvre complexe. Le premier intérêt qu’il présente est le champ des possibles qu’il offre quant à l’exploitation des supports qu’il permet. J’ai pu proposer aux élèves des extraits musicaux, vidéos, des images pour les aider à entrer dans le texte. L’étude comparative les stimule et permet de mettre en lumière des aspects essentiels d’une scène. Le numérique ouvre des possibilités infinies pour cela.
De plus, l’utilisation du numérique place selon moi l’élève en activité de lecture à proprement parler. En lui proposant des activités où il est acteur, il mobilise des compétences de lecture qu’il n’aurait pas convoquées si l’approche avait été classique. Ainsi, j’ai pu constater plusieurs étapes dans leur compréhension : le numérique leur permettait d’accéder à la compréhension première du texte puis à une lecture plus fine, donc plus interprétative du texte. Ils étaient, en fin de séance, capables de prendre parti et d’exprimer un avis de lecteur étonnamment engagé pour des élèves de 6ème.
Lors des séances de lecture expressive, l’enregistrement des élèves leur permettait de recommencer plusieurs fois leur interprétation. Comme à l’écrit, les élèves faisaient des « brouillons sonores » qui leur permettaient de recommencer lorsque la prise n’était pas satisfaisante. Ce retour réflexif sur les productions me paraît être un moment très riche puisqu’il permet à l’élève de revenir sur son travail et d’avoir une approche critique sur celui-ci. Cela lui montre donc qu’un travail n’est pas immédiatement parfait et que sa qualité requiert du travail et de l’entraînement.
Enfin, l’intérêt principal que j’exploite à travers le numérique est la prise qu’il permet sur des les impressions de lecture des élèves. Ce moment est souvent insaisissable : comment se rendre compte de ce que chaque élève a perçu du texte dans un cours dialogué ? En passant par le numérique, ici, par l’ENT, la parole était donnée à tous les élèves. Ce sont leurs remarques qui m’ont permis de construire la séance. De plus, cela m’a permis de revenir sur certaines de mes représentations : les élèves, même si leur compréhension première est partielle, même s’ils sont en difficulté, perçoivent des choses lorsqu’ils lisent un texte. Le travail du professeur consiste alors à les recueillir et à les exploiter pour leur donner confiance dans leur statut de lecteur. Le numérique permet de donner la voix à chaque élève et ainsi d’essayer de le rendre un lecteur plus affirmé et plus confiant.
Propos recueilles par Jean-Michel Le Baut