La période que nous venons de vivre a révélé une difficulté essentielle et ancienne au sein des établissements : comment travailler de manière plus collaborative ? Il y a déjà de très nombreuses années que l’on parle de l’importance du lien au sein de l’ensemble des acteurs de l’établissement scolaire : travail en équipe, faire collectif, cohérence éducative, solidarité etc. Le fait que ces propos soient récurrents interroge sur ce que signifie le fait de travailler en équipe. Le retour en actualité de la notion de « travail collaboratif » comme idéal dans les organisations est simultané avec le développement de moyens numériques qui permettent des échanges de toute nature dans et hors de l’établissement scolaire. La période de confinement, à l’opposé d’une période de vacances, imposait de poursuivre le travail d’enseignement, mais sans se retrouver physiquement pour la plupart des personnels. la question de la cohésion comme celle de la cohérence de l’équipe enseignante et plus largement de la communauté éducative a pris de l’importance. Quand on est en présence, cela semble aller de soi, mais c’est à distance que l’on mesure ce qu’est cette communauté en présence et comment elle fonctionne.
Fragilité du collaboratif
Il faut rappeler ici le fait que l’école, l’établissement, c’est d’abord un collectif organisé voire imposé. Cela signifie que pour un but commun, un partage des tâches est organisé, effectué et contrôlé administrativement. L’emploi du temps, la séparation des enseignants par niveau et par contenu d’enseignement (selon le niveaux), la répartition des tâches au sein de l’établissement, le regroupement des élèves en classes,… , autant de règles qui forment le collectif. En tant qu’acteur de l’établissement, je connais ma place, mon rôle et surtout les formes de mes interactions avec les autres acteurs. Celles-ci sont suffisamment intériorisées pour se déployer dès le début de l’année scolaire sans qu’on ait vraiment besoin de les rappeler. Lorsqu’une difficulté surgit, indicatrice de la transgression de ces règles implicites, le rappel survient pour indiquer aux acteurs impliqués qu’ils doivent respecter ces codes. Il n’est pas rare que certaines innovations soient des transgressions de cette nature et qu’elles soient critiquées, combattues, voire interdites.
Avec le développement des moyens numériques un nouvel espace s’est ouvert aux acteurs. L’institution scolaire s’est trouvée confrontée à des modes d’interactions qui pouvaient être potentiellement transformatrices du collectif institué. A cela s’ajoute, récemment, un nombre important de discours sur l’émergence possible de la collaboration dont le numérique serait un vecteur/promoteur pour certains. Le fonctionnement en réseau, qui précède depuis longtemps celui du numérique et ses propres réseaux sociaux numériques, est exemplaire de tentatives de dépasser le collectif pour aller vers le collaboratif. L’arrivée de cette possibilité d’échange avec le numérique a fait oublier que ces réseaux existaient depuis longtemps, que l’idée du collaboratif était aussi présente depuis les mêmes époques. L’arrivée de nouvelles technologies, outre qu’elle renforce les habitudes anciennes, les fait aussi oublier au nom d’une idéologie de la nouveauté. Aussi la fragilité du collaboratif antérieur égale largement celle d’aujourd’hui.
Un séisme annoncé qui se fait attendre
Passer du collectif au collaboratif c’est d’abord une transgression dans l’institution. Même si elle est encouragée dans les discours, elle ne l’est pas dans l’organisation scolaire qui reste fondée sur une organisation très similaire depuis de nombreuses années. Les réflexions qui ont émergé récemment sur la forme scolaire, les espaces scolaires montrent qu’un mouvement est en cours. Mais là encore, il reste très limité en matière d’organisation et d’institution. Alors que des travaux sur la complexité ont montré que nombre de découpages n’avaient pas de sens en tant que tel, ceux des disciplines, des lieux, des âges, des personnes… semblent avoir encore largement cours. Passer au collaboratif c’est faire en sorte qu’une équipe, quelle qu’elle soit, s’exprime et vive en s’affranchissant de tous ces découpages qui font le collectif. Il faut bien reconnaître que l’institution et son fonctionnement collectif est très facile à maîtriser, chacun étant à sa place. Dès lors que l’on choisit de permettre de sortir de la place assignée, qu’on s’y autorise, le collectif est mis en cause.
L’émergence très rapide des « collectifs enseignants » dès les débuts d’Internet (listes diffusions disciplinaires en particulier) a montré en fait que le collaboratif est un autre mode qui suppose de s’affranchir des règles d’échanges interhumains habituels, ce que permet le numérique. La ré-émergence récente (au cours de ces trois ou quatre dernières années) de cette idée de collectifs enseignants n’est que la réplique d’un séisme annoncé qui n’est pas réellement arrivé. L’extraordinaire solidité du collectif constitué par l’institution scolaire vient justement de ce rejet massif de toute idée de collaboration réelle, hormis sur des niches (enseignement professionnel par exemple).
Echec de l’institution
Plusieurs affaires récentes ont montré que le collaboratif avait bien du mal à se faire une place face à un évènement de gravité extrême. Très vite, les différences ont été signalées et les découpages entre les pouvoirs rappelés (la fameuse hiérarchie). A cela il faut ajouter le problème de l’individualisme porté par la société contemporaine. Le collectif est protecteur de l’individu en réalité. Le collaboratif invite l’individu à s’effacer pour le groupe. On comprend alors pourquoi, malgré de nouveaux moyens de faire du collaboratif (le mythe d’Internet), le collectif résiste et même se renforce. Peut-être aussi les individus se protègent-ils…
Face à une situation comme le confinement, il en a été souvent de même. Mais les tensions générées par l’extension du collectif à l’individualisme (ou est l’établissement quand je travaille à la maison ?) ont amené certaines équipes à relancer l’idée d’un travail collaboratif (recherche de mise en cohérence dans l’action). Ainsi, devant des enseignants qui utilisaient des outils différents, qui donnaient des consignes de travail sans se soucier de ce que les autres enseignants demandaient, devant des parents qui décidaient par eux-mêmes ce qu’il fallait faire indépendamment des enseignants (et en réaction avec leur absence de collaboration), certaines équipes ont réagi et certains chefs d’établissements et personnels de direction ont engagé un travail de collaboration. Dans le même temps, en ligne, certains ont essayé de développer des collaborations au-delà de l’établissement au travers de webinaire, de livres blancs, et autres espaces d’échanges et de collaboration etc. même Canopé y a participé.
Même si cela reste très modeste, cette période a confirmé ce que certains avaient perçu à l’arrivée d’Internet entre 1995 et 2000 : le numérique peut favoriser la collaboration en facilitant les échanges au sein même des communautés existantes mais aussi en permettant à chacun d’aller en dehors des limites physiques imposées pour s’inscrire dans des dynamiques collaboratives en ligne. Les listes de diffusion se sont trouvées relayées par les groupes sur les réseaux sociaux et autres espaces d’échange. Signalons toutefois un échec majeur : celui de Viaéduc porté par Canopé il y a quelques années. Bâti sur cette utopie collaborative, il n’a pas trouvé suffisamment de relais dans l’institution et surtout auprès des enseignants pour prendre la place de réseaux professionnels de collaboration. On peut analyser cela de plusieurs manières, mais on se contentera de signaler qu’à ce jour l’institution ne parvient pas à créer, développer et accompagner des espaces de collaboration. Elle se contente de discours, parfois d’expérimentation. Mais comme le code génétique de l’institution reste le même et que les quatre acides de l’ADN sont toujours placés de la même façon, il y a peu de chance que l’on aille vers une institutionnalisation de la collaboration dans les établissements scolaires dans les années à venir.
Bruno Devauchelle