Il fallait malheureusement s’y attendre : dans le sillage de la loi de 2019 sur l’instruction obligatoire à trois ans, et le projet de rendre obligatoire la fréquentation de l’école maternelle à la rentrée 2022, le programme de 2015 vit sans doute ses dernières heures. La Note d’analyse et de propositions sur le programme d’enseignement de l’école maternelle, publiée par le Conseil supérieur des programmes (CSP) le 8 décembre 2020 vient confirmer les récents documents, recommandations et circulaires de rentrée publiés depuis 2019. Au-delà des changements qui sont introduits dans la conception des domaines d’apprentissages et qui mériteraient une analyse spécifique, il faut insister ici sur quelques éléments de cette transformation institutionnelle, en renvoyant ailleurs pour une analyse approfondie de ces changements.
Rupture
La Note s’efforce de tracer des continuités avec le programme de 2015 comme s’il s’agissait de préciser des « compléments », nécessaires pour « clarifier et enrichir les attendus des enfants en fin d’école maternelle ». Mais une nette volonté de rupture l’anime pour changer « l’esprit » même de ce programme de 2015, en regard de la loi de 2019, comme le demandait d’ailleurs la lettre de mission adressée au CSP en septembre 2020. Le programme de 2015 que je caractérisais comme le souci d’un nouveau compromis et d’équilibre entre les trois missions historiquement attribuées à l’école maternelle (accueillir, éduquer les jeunes enfants et préparer leur scolarité future), n’a plus lieu d’être à partir du moment où l’école maternelle est définie comme lieu d’instruction. L’exigence première est d’avancer les bases des apprentissages de l’école élémentaire, en langue française, mathématiques et sciences ; tous les autres domaines d’apprentissage sont passés sous silence dans cette Note.
Des évaluations dès 3 ans
Alors que le programme de 2015 a été conçu avant ceux pour les cycles ultérieurs en partant de l’accueil des plus jeunes, le texte revient à commander ce qui se passe à l’école maternelle par les impératifs de performances scolaires à l’entrée à l’école élémentaire, eux mêmes prescrits par les niveaux de scolarité ultérieurs. En un mot, le rôle de l’école maternelle devient celui de préparer la réussite à des tests du début du cours préparatoire, devenu des étalons de mesure de son efficacité. Celui de lui livrer des élèves tous également « prêts ». Plus encore, le projet d’évaluation et de mesure des compétences dès l’âge de trois ans, qui s’ajoute aux évaluations déjà mises en place en grande section et au CP, ne va-t-il pas justifier les dispositifs d’intervention dès l’âge de la crèche et surenchérir sur l’inquiétude croissante des familles ? Préparer les petits à la maternelle, pour reprendre le titre d’un ouvrage dirigé par B. Cyrulnik (2019), devient une obligation des parents, sommés d’être avant tout de bons parents d’élève. Comment, aussi, expliquer aux enfants de trois ans que ces évaluations vont, comme l’affirme cette Note « les aider dans la construction de leurs acquis » ?
Un comité de rédaction étroitement limité
Sur la méthode, tout paraît séparer cette Note du CSP du travail du groupe d’experts qui a rédigé le projet de programme pour le CSP en 2014, témoignant aussi des profonds changements qui ont affecté le CSP et son fonctionnement depuis cette époque :
• la composition : dominent aujourd’hui massivement, parmi les personnes consultées, l’inspection générale de l’éducation nationale, et quelques experts, au lieu d’un groupe de travail conjuguant des compétences plurielles (professionnel de terrain, cadre territorial de l’éducation nationale, conseiller pédagogique, associations, AGEEM et GFEN, enseignants-chercheurs).
• La démarche : domine aujourd’hui l’avis d’une poignée experts proches de M. le ministre (notamment MM. Bentolila, Villani, Dehaene, Cyrulnik), au lieu d’auditions de multiples interlocuteurs (syndicats, associations de parents d’élèves, etc.), avec également des débats contradictoires faisant intervenir différents chercheurs sur tel ou tel domaine d’apprentissage.
Faut-il rappeler que cette élaboration du projet de programme alors soucieuse de dialogue et de prise en compte des réalités des écoles maternelles n’est pas sans rapport avec la forte adhésion qu’a rencontré le programme de 2015 auprès des enseignant.e.s ?
Entre soi et instruction
La Charte des programmes définie en 2013 semble définitivement enterrée ; elle qui faisait de la réactualisation des programmes l’objet d’un processus concerté, avec notamment une phase d’analyse de leur mise en œuvre, la mise en regard avec les expériences à l’étranger, etc. Si les programmes sont bien des textes politiques, ce sont aussi des textes professionnels dont l’évaluation ne peut se réduire à celle des performances scolaires des élèves en mathématiques et en français. Cette centration sur l’instruction laisse pendantes toutes les questions vives qui traversent aujourd’hui l’école maternelle et les conditions de travail des enseignants. Quid des profondes inégalités territoriales qui la minent ? Quid, faut-il ajouter, du séparatisme des classes sociales supérieures pour défendre un entre-soi dès le plus jeune âge favorisé par ailleurs par la loi de 2019 ? Quid de la formation des enseignants, dont la Note parle brièvement au sujet de la formation continue, alors que la réforme de la formation initiale majore à nouveau le poids des disciplines scolairement rentables et évacue le souci de l’école maternelle ? Quant à la relation Atsem-professeur des écoles, elle vise, dit la Note, à « renforcer l’éducation scolaire dispensée aux enfants et assurer sa cohérence ».
Une école qui aggrave les inégalités
À nouveau, ce sont des questions d’inégalités sociales de réussite scolaire qui sont mises en avant pour justifier une vision des apprentissages des élèves étroitement focalisée sur le lire, écrire, compter, en premier lieu pour les « enfants les plus éloignés de l’école » : « L’obligation d’instruction dès 3 ans est donc une mesure de justice sociale qui doit conduire tous les enfants à se confronter, de manière plus précoce, aux apports spécifiques de l’école pour gommer des différences de situation qui rendraient très difficile la maîtrise des savoirs fondamentaux à la fin de la scolarité obligatoire ». Non, il faut le redire, la confrontation précoce des enfants à des exigences de comportements et de résultats scolaires n’a pas la vertu magique de « gommer » des différences acquises via la socialisation familiale. De nombreuses recherches empiriques en témoignent : L’école maternelle de la performance enfantine, de Ghislain Leroy (2020), L’école des incapables ? de Mathias Millet et Jean-Claude Croizet (2016) ou encore les travaux de Garnier et Brougère, Christophe Joigneaux, de Fabienne Montmasson-Michel, etc. Toutes insistent, à leur manière, sur les effets délétères et producteurs d’inégalités de ces attentes de performance scolaire dès l’entrée en maternelle. Et si la « bienveillance » attendue des enseignants et l’importance de la « relation affective » n’ont rien de négligeable, elles ne sauraient compenser les véritables épreuves vécues par des enfants dits « peu performants » en regard de ces attendus scolaires ; ces « échecs » précoces préparent très sûrement des inégalités cumulatives.
Pascale Garnier
Pr Université Sorbonne Paris Nord