L’année dernière, des collègues de Fécamp ont eu envie de travailler sur un projet de remédiation de numératie. La numératie, c’est la « capacité d’une personne à comprendre et à utiliser des concepts mathématiques, lui permettant de maîtriser suffisamment l’information quantitative et spatiale pour être fonctionnelle en société ». Forts de leur expérience positive du dispositif automatiser le décodage (pour remédier aux difficultés de fluence en cycle 3 et permettre aux élèves de sixième de mieux débuter leur scolarité au collège), ils se sont demandé s’ils ne pouvaient pas inventer un système similaire pour la numératie. Ils m’ont appelée pour les accompagner, en tant que formatrice.
Ce projet est né d’un constat : beaucoup d’élèves des collèges sont en grande difficulté dans le domaine numérique. Ils sont capables de reproduire un algorithme de calcul, de refaire des exercices à l’identique dans le moment, mais ils ne peuvent ni transférer, ni passer en mémoire. Ils n’ont donc pas compris. Cela met en péril leur avenir scolaire, pas seulement en maths, mais aussi leur intégration et leur aisance dans la société : les difficultés face au nombre sont telles qu’elles risquent, comme les difficultés de lecture, de conduire à l’exclusion, sans même parler des heures passées en classe pendant dix à quinze ans, à souffrir, s’accrocher ou décrocher, et perdre en estime de soi. Or on ne va pas à l’école pour souffrir. On y va pour apprendre, grandir, en partant de là où on est, simplement.
Evidemment, j’ai accepté d’accompagner ces collègues. Pourtant, j’avais des doutes, voire de franches réserves : automatiser le décodage est possible parce que la fluence engage un algorithme de lecture syllabique, avec du codage, du décodage. Même si notre langue n’est pas transparente, car il n’y a pas correspondance un graphème/un phonème, il y a aussi de la régularité et donc des règles à intégrer. Pour la numératie, cela me semble différent : le sens du nombre ne naît pas d’un apprentissage seul, mais nécessite une compréhension profonde. Je craignais qu’on simplifie. Le nombre est un concept, une rencontre précoce avec l’abstraction. Ce n’est pas évident, ni automatique, de faire rentrer le nombre dans son univers mental. Et le calcul non plus : si le calcul s’automatise, c’est après un long et méticuleux travail de compréhension.
Mais puisque ces collègues avaient envie d’y réfléchir, et connaissant la qualité de leur réflexion et leur investissement, pourquoi ne pas essayer. De toute façon, j’apprendrai forcément, et je pourrai échanger.
Les principes de décomposition, de progressivité, de répétition, d’explicite systématique, ont été à la base de la réflexion. Nous nous sommes réunis et nous avons cogité. Nous avons beaucoup débattu, car certains d’entre nous n’étaient pas convaincus, voire en désaccord profond avec le dispositif. Ces débats contradictoires ont été très intéressants, car dans les oppositions il y avait de réels arguments, qui, s’ils n’ont pas arrêté notre dynamique, nous ont permis d’enrichir notre réflexion. En plus, des collègues scientifiques mais pas profs de maths étaient là aussi, ce qui a apporté un éclairage encore différent.
Pendant l’été, les collègues de Fécamp ont travaillé d’arrache-pied. Ils ont finalisé les tests diagnostiques, ils ont construit les séances. Depuis la rentrée de septembre, ils expérimentent dans leurs classes de sixième.
Naturellement, j’ai eu envie de tester. Et surtout d’apporter de l’aide aux élèves que je suis en PPRE passerelle (plan particulier de réussite éducative demandé par les professeurs des écoles, qui ont détecté des fragilités importantes chez eux en mathématiques). Je me suis approprié les premières séances, et je les ai un peu adaptées pour qu’elles soient dans la continuité de mes séances de classe, ainsi qu’en lien avec mes attendus du moment.
En trois séances de 40 minutes, les élèves qui ont bénéficié de ce dispositif se sont transformés. Leur problème immédiat était la construction du nombre et sa représentation en base 10. Lorsque je demandais à ces élèves le complément à 100 de 47, ils me répondaient 63, systématiquement. Ils reproduisaient les compléments à 10 pour le chiffre des unités et celui des dizaines (il faut 3 pour aller de 7 à 10, il faut 6 pour aller de 4 à 10), sans aucun lien entre le 7 et le 4. La composition additive 47=40+7, « quatre dizaines et encore sept unités », leur échappait en fait. Pourtant, ils étaient capables de dire que 47 c’est 4 dizaines et 7 unités. Mais savoir l’énoncer relève justement de l’automatisation, sans que celle-ci soit forcément soutenue par une véritable compréhension. Ce n’était pas « juste un problème de retenue ». Le « problème de retenue » est ici une conséquence, pas une cause.
Cette semaine, j’ai proposé une version aménagée de l’atelier de la semaine précédente, en individualisant et en dynamisant la tâche. Là où la semaine précédente les élèves étaient en binôme, ils étaient seuls face à leur défi. Là où la semaine précédente ils étaient assis, cette fois ils devaient bouger. Certains ont tellement de mal à se concentrer et me font des pirouettes sur leur chaise, que je me suis dit que les faire gigoter les aiderait peut-être. J’ai proposé à chaque élève un nombre (34 en chiffres ou bien verbalement, ou 3 dizaines et 4 unités) et ils devaient, en un voyage, ramener des jetons dizaines et unités de façon à composer le complément à 100 du nombre proposé. Comme la tâche ressemblait à celle de la semaine précédente, l’appropriation a été rapide. Plusieurs élèves ont accompli leur travail en courant ou en sautant façon cabri. Est venu le moment où ils se sont posé des questions : enfin, au lieu de chercher le complément à 10 du chiffre des unités et le complément à 10 du chiffre des dizaines, devant leurs échecs répétés, ils ont accepté de déconstruire et de m’écouter. Par exemple, si nous leur proposions 45, ils nous ramenaient systématiquement 5 jetons unités et 6 jetons dizaines. Là, nous avons procédé autrement : si je prends 5 jetons unités, j’additionne et j’arrive à 50. Il me faut 5 dizaines pour arriver à 100. Et ça a commencé à aller mieux : nous étions en train de reconstruire le nombre. Il n’est pas une juxtaposition de chiffres sans lien entre eux. Et les élèves ont compris que dix unités s’échangeaient contre une dizaine, ce que par exemple ils n’avaient pas vraiment compris avant. J’ai aimé aussi qu’ils veuillent passer d’eux-mêmes au complément à 1000. Comme nous n’avions pas assez de jetons, nous avons dû improviser, avec des crayons de tableau et tout un tas de petites gommes qui habituellement décorent mon bureau.
Un élève, qui d’ailleurs est arrivé au dernier niveau prévu, m’a dit : « J’ai tellement réfléchi madame, j’ai l’impression de transpirer de la tête, mais mon front est pas mouillé alors je dois transpirer du dedans. » Ouahou. En tout cas, après nos trois quarts d’heure d’atelier, ils étaient épuisés. Tous ont progressé comme des chefs. J’ai hâte de voir la suite, et leurs progrès dans des exercices comme la Course aux nombres.
Claire Lommé