Installés dans le paysage médiatique global, les réseaux sociaux numériques sont considérés comme les principaux vecteurs d’informations troubles, plus ou moins vraies. Les jeunes se trouvent confrontés à cette forme de circulation de l’information désormais amplifiée par les formes de diffusion de flux que sont les médias centralisés de flux : journaux, radios, télévisions. Les uns ne se substituent pas aux autres, mais ils se complètent, et parfois s’entraident dans leurs propres logiques. Les enseignants et les adultes sont confrontés de plus en plus souvent à la difficulté d’aborder une information avec des jeunes et d’en discuter. De la télévision, toujours très présente, aux réseaux dits sociaux en ligne, l’accès aux faits est de plus en plus perturbé par, d’une part, une accumulation d’informations, et, d’autre part, par le faible souci de vérification dont font preuve ceux qui émettent justement cette information. Quand ce n’est pas simplement l’intention de transformer la réalité en une information, partielle tronquée, fausse… Afin de contribuer à la formation des jeunes et des adultes, il est nécessaire d’essayer de comprendre cette évolution pour mieux la décrypter.
En premier lieu, il faut questionner la continuité entre médias dans la circulation des informations. Le monde de professionnels des médias de flux a rapidement compris l’intérêt des médias relationnels interactifs (ces fameux RSN). Depuis le développement du web à partir de 1993, il est possible pour chacun de prendre part, sans intermédiaire, à la circulation de l’information au-delà du cercle physique de nos relations. Après les premiers sites web, puis les blogs, sont apparus ces réseaux que l’on nomme sociaux basés sur la possibilité d’échanger des messages entre personnes. On les a appelés réseaux sociaux numériques, mais dans quel sens sont-ils sociaux ? Ils le sont dans la mesure où ils font partie du processus de socialisation de chacun. Mais ils ne le sont pas vraiment dans la mesure où ils sont extrêmement volatils et surtout par le fait que la notion de réseaux est mise en cause par le fait que l’intention individuelle d’appartenance à un groupe (un réseau) en ligne n’est pas seulement liée à la volonté de la personne, de l’usager, mais aussi de l’algorithme de recommandation du service en ligne. Cette assimilation sous une même appellation est d’autant plus trompeuse que ceux et celles qui utilisent cette expression lui donnent un sens de cohérence (un vrai réseau relationnel) qu’ils n’ont pas en réalité. Pour le dire autrement, quand on déclare que les réseaux sociaux numériques ont telle ou telle attitude, tel ou tel retentissement, ce n’est qu’une quantité (combien de lectures, de consultations…), et pas la qualité des participants, leur degré d’adhésion réel. Relayer une information n’est pas forcément y adhérer, pas plus que la consulter ou la télécharger.
En second lieu, il y a la volonté d’influencer, de manipuler. Dans cette perspective, la continuité entre médias joue un rôle important, celui de caisse de résonance. Chaque groupe de pression a intérêt à se rendre le plus visible possible, même si ce qu’il défend ne concerne qu’une toute petite quantité de personnes. Faire face à l’amplification est donc un travail essentiel à mener lorsque l’on veut « éduquer aux médias ». Le problème est que cette pratique est de plus en plus intériorisée et de plus en plus partagée. Chacun de nous adulte peut être tenté d’y avoir recours pour mieux s’assurer de faire passer ses idées. Sur la base d’un réseau humain partageant les mêmes convictions (croyances, opinions…) les réseaux numériques vont être mis à contribution dans un premier temps en tentant de faire circuler des informations suffisamment spectaculaires pour être consultées (nombre de clics), partagées (nombre de relais), enrichies (nombre de commentaires). À un niveau suffisant d’amplification, ce sont les médias de flux qui vont s’en emparer. Par exemple même une émission comme « 28 minutes » sur Arte se fait le relais des questions en lignes, sur twitter par exemple et les médiatise en les posant aux invités. Cette continuité est double : d’une part collecter des questions du public, d’autre part participer de l’amplification du questionnement. Cet exemple est volontairement limité pour montrer qu’insidieusement tous les médias font référence à ces propos et servent ainsi d’amplificateur, et en attendent en retour une reconnaissance.
En troisième lieu, il y a la transgression ou la tentative d’intervention/contournement d’informations de et dans l’espace public, ses règles et parfois ses lois. Ainsi en est-il de la justice qui se trouve prise sous le feu de la médiatisation avant même d’avoir pu faire son travail. Ce que l’on appelle « procès médiatique » est la prolongation d’une dérive lente mais très puissante qui consiste à arbitrer sur les faits et les idées avant même qu’on ait pu les étudier sur le fond. Or ce processus est générateur du complotisme d’une part, mais plus généralement repose sur une logique de domination de l’autre et de ses idées. Là encore, la continuité entre médias est mise à contribution dans une sorte de double renforcement du message. La force de ce genre d’information est d’autant plus grande qu’elle apparaît avant que l’on ait pu repérer les éléments constitutifs de l’information. Ainsi dire publiquement des choses fausses, faire une annonce en public sur la mise en route d’une démarche ou d’un projet, ni l’un ni l’autre ne suppose une contradiction possible. Le « premier disant » se trouve valorisé, même s’il est prouvé ensuite que ce qu’il a dit n’est pas correct. La volonté de contourner les formes institutionnelles en place est désormais installée dans le paysage médiatique, mais, plus inquiétant, dans l’esprit de nombre de personnes qui ne respectent plus ou ne se soumettent plus, et parfois partiellement, aux règles, aux lois et parfois aussi à l’éthique.
En quatrième lieu, il y a les phénomènes techniques associés : importance des titres courts, enfouissement de l’historique d’un fait, mécanisme de publicisation selon l’air du temps ou plutôt une perception de ce qu’attendent les récepteurs. Les outils sont d’abord des instruments au service d’une intention. Même si celle-ci peut être détournée, le degré d’affordance d’un dispositif, d’un artefact, est lié à cette intention qui, pour une grande partie des utilisateurs des consommateurs, se traduit par une « soumission ». Celle-ci est liée au degré de facilitation ou de commodité fourni par l’objet (matériel ou logiciel). La déconstruction technique ne se limite pas à la seule connaissance du code ou des machines, ce qui est trop souvent fait. Mais déconstruire les techniques liées au numérique (et pas seulement à l’informatique) c’est aussi travailler les logiques de médiatisation, de popularité, de reconnaissance, etc…. qui traverse les mises en oeuvre du numérique. On parle souvent d’EMI, mais c’est très insuffisant si l’on veut vraiment aller au bout des questions que cela pose. Des travaux comme ceux d’André Gunthert mais aussi ceux d’Antonio Casilli par exemple nous donnent des indices, encore faut-il les explorer ainsi que les travaux voisins pour avoir une vision suffisamment large et ouverte de ce problème.
Enfin et en conclusion, il y a l’humain, les usagers, les utilisateurs, les « récepteurs ». On peut croire les connaître au travers des sondages et autres études quantitatives. On peut accepter une certaine représentativité. Mais on ne peut associer un discours un à la réalité de ce qu’il recoure sans des études complémentaires et approfondies. Or du côté des études en réception, des études d’usages il y a encore beaucoup de travail difficile à mener. On peut citer en exemple, ce qui se passe en famille autour des moyens numériques. On peut étudier les équipements, les accès à Internet, on peut tracer les activités en ligne, etc. mais il va toujours manquer ce qui fait le lien entre ces pratiques visibles et la réalité du processus sous-jacent qui amène à celles-ci. Nombre d’enseignants sont surpris de découvrir, au détour d’un échange ou de remarques d’élèves des éléments de ce qui se passe en famille, dans le foyer. Ils découvrent des formes d’usage qu’ils ignorent et que parfois même ils dénoncent suite à la lecture d’article de presse ou de reportage à charge ou à décharge. Mieux connaître le quotidien disions-nous la semaine dernière. C’est aussi replonger dans ce que Michel de Certeau nous invitait à faire dans l’invention du quotidien, les arts de faire (Gallimard 1980). C’est aussi s’intéresser aux processus d’appropriation et d’intériorisation (voir d’encodage psychique) qui permettent de mieux comprendre qu’elles sont et comment se construisent les connaissances de nos élèves. Certes, il faut apprendre à lire et écrire, mais cela est désormais insuffisant, même si c’est toujours nécessaire…
Bruno Devauchelle