Après avoir longtemps enseigné au lycée, j’enseigne en collège, depuis maintenant dix ans. Ces dix années m’ont permis de me rapprocher du premier degré, et mes activités de formatrice sont tournées de façon majoritaire vers les écoles. Forcément, cela a fortement impacté mes pratiques pédagogiques : j’amène de la didactique dans les classes de cycles 1, 2 ou 3, et je repars riche de gestes observés chez mes collègues. Ces gestes modifient, parfois révolutionnent mes propres pratiques.
Un des enseignements les plus forts que j’ai reçus en observant les professeurs des écoles, c’est l’adaptabilité, la souplesse dans la gestion du groupe et des individualités. Certains souvenirs m’ont marquée, comme ma première intervention en maternelle, ou la première séance dans une classe de grande-section CP, ou de CE1-CM2. Me retrouver à faire classe devant 36 élèves non lecteurs m’avait beaucoup impressionnée. Mais sans doute étais-je encore davantage privée de repères face à des classes multi-niveaux.
J’ai eu l’occasion d’observer des fonctionnements très variés : de l’alternance (une partie de la classe avec l’enseignant, une partie en autonomie), en passant par le collaboratif (certaines activités sont réalisées en groupes mélangeant les niveaux) ou des plans de travail (sur un même thème, mais adaptés au niveau réel des enfants), mes collègues professeurs de écoles m’ont beaucoup appris. Sans parler de l’inclusion des élèves à besoins particuliers, tellement plus naturelle et fluide que ce que je vivais. À l’école, les enseignants s’adressent à des groupes hétérogènes, tellement hétérogènes que je tempère mes propos lorsque je parle d’hétérogénéité au collège. J’ai observé, échangé, questionné mes collègues de premier degré : sur leurs gestes professionnels, leurs ressentis, la façon dont ils régulent leur fatigue, leurs objectifs, leurs limites. Je m’aperçois que tous leurs apports m’imprègnent et me font avancer.
Mais apprendre est parfois coûteux. Plusieurs fois, devant une situation nouvelle comme une classe CP-CE2-CM2, j’ai hésité. J’ai eu envie de reculer, même si en réalité la question ne se posait pas : j’ai voulu être formatrice, j’ai voulu aller dans les classes. Et puis pour avancer avec mes collègues de premier degré, il faut que je vive leur quotidien, que je prenne les classes, que je vive les obstacles concrets. Tout ce que je risque, c’est d’échouer. Ça arrive, évidemment, et ça, je sais le gérer, l’analyser avec les collègues, le vivre, l’utiliser. Il n’était donc pas question de baisser les bras. A chaque fois, le respect que m’ont inspiré les enseignants m’a permis de me lancer.
J’en viens à ma classe et à ma petite expérience de multi-niveaux. J’accueille des élèves dans ma classe avant la sonnerie le matin, à la récré, sur le temps du midi, à la récré l’après-midi. Cela donne de beaux moments, comme à la récréation du matin, où un élève de sixième a joué avec un élève de quatrième, à un jeu qu’aucun des deux ne connaissait, mais qu’un élève de cinquième leur expliquait. J’aime bien ces moments. De toute façon je ne sors pas de ma classe, je n’ai pas le temps : le temps de ranger le matériel pour sortir le suivant, avec une salle des profs loin tout là-bas, autant rester tranquille.
Cette année, en tout début d’année, un élève m’a demandé s’il pouvait venir pendant une heure de permanence. Plutôt que d’aller « en perm », il avait envie d’être dans ma classe. Son idée m’a surprise, mais pourquoi pas, au fond ? J’ai posé ma condition : pas de bruit. Depuis, à chaque heure de permanence de mes élèves, plusieurs viennent demander l’autorisation de rester dans ma classe. Je commence à voir arriver des élèves que je ne connais pas. J’en refuse, car les places sont forcément limitées ; j’essaie d’établir un roulement, pour ne léser personne. Parfois, nos invités du fond écoutent aussi le cours, l’air plus ou moins de rien. Souvent ils lisent ou jouent, dessinent ou avancent leurs devoirs. C’est entré dans les habitudes, simplement.
Souvent, à force, les élèves du fond se mettent à participer: je pose une question, ils lèvent aussi la main. Parfois, je les interroge. Juste avant les vacances, j’avais quatre invités de 5e dans mon cours de 6e. Deux étaient dans une de mes classes l’année dernière. Dans l’enthousiasme de ma belle journée, qui annonçait en plus les vacances, j’ai décidé de lancer une activité assez difficile (consigne ardue, confrontation à l’abstraction et au symbolique), qui génère pas mal d’agitation, mais qui est vraiment efficace du point de vue apprentissages et mémorisation. Mes deux anciens de 5e ont réagi tout de suite : ils s’en souvenaient. Et l’un d’eux m’a demandé : « Madame, on peut les aider, nous aussi ? Et vous aider, du coup ? »
Aaaaah mais oui, quelle bonne idée ! Comment mieux réactiver et comprendre qu’en expliquant soi-même ? Et nous n’étions pas trop de cinq, vu le nombre de questions et de vérifications à effectuer. Nous avons d’abord défini ce que signifie « aider » ou « expliquer » : c’est poser des questions pour relancer la réflexion, mais certainement pas faire à la place. Mon rôle a complètement changé : je validais des travaux de 6e, je relançais des élèves en panne, mais surtout j’encadrais mes « grands ». Quel bonheur de les écouter ! L’un d’eux, un élève en assez grande difficulté, m’a appelée : « madame, chuis pas assez fort. J’essaie de lui expliquer mais j’y arrive pas. Pourtant je sais, hein ! ». Alors j’ai pris le temps. Pourtant, la sonnerie ne tarderait pas. Mais voici une chose que j’ai apprise dans les écoles : ne gâche rien, adapte-toi, sois souple.
Le contenu, la didactique sont fondamentaux. Mais tout n’est pas dans le disciplinaire. Le pas de côté, la prise de recul pour adapter les gestes pédagogiques aussi sont fondamentaux. Alors plutôt que de dire à Hassan « ça va sonner, ne te bile pas, ce n’est pas grave », je lui ai dit « montre-moi ce que tu penses être faux dans ce qu’ont fait tes camarades. Ok. Pourquoi est-ce faux selon toi ? » et il n’a eu besoin de rien d’autre. Il a été top. D’ailleurs je l’ai évalué, dans mon référentiel de compétences. Et pour tous, les 6e et les 5e, c’était top-top-top. J’ai adoré. Ça a apporté à tout le monde. Je fais déjà de l’aide entre pairs, mais là avec des élèves de niveaux différents, c’était autre chose. Les 6e ont vu des 5e qui savent, pas seulement les notions, mais aussi déployer des compétences. Ils ont aussi vu des élèves qui ont envie d’aider, qui sont fiers d’avoir grandi. Les 5e ont effectivement réactivé des savoirs, développé des compétences, ont dû verbaliser rigoureusement (rapidement ils ont constaté qu’un langage vague, implicite ou imprécis ne pardonne pas…) et réfléchir à ce que leurs camarades plus jeunes n’avaient pas compris.
En sortant de cette séance, j’ai espéré avoir l’occasion de recommencer… Mais depuis, j’ai réfléchi, et je vais plutôt institutionnaliser cette expérience. Je vais regarder les emplois du temps, et voir qui je peux intégrer à mes séances. En prévoyant, en plus, je pourrai aller plus loin. Emmener les élèves plus loin, mais moi aussi, me pousser plus loin.
Claire Lommé