Penser le vivre-ensemble à l’école est une piste ouverte. Comment le faire exister dans les écoles ? Cet enseignement est-il réservé aux professeurs d’histoire-géographie ou à ceux en charge de l’EMC ? Non, pas seulement, explique Younes Aberkane, Docteur en mathématiques, formateur d’enseignants à l’INSPé de l’Université Cergy Paris.
L’éducation nationale a été ébranlée ces dernières semaine à travers des tragédies. De votre place de formateur d’enseignants de mathématiques, comment y réagissez-vous ?
En ces temps difficiles que nous vivons, à un moment où l’un des nôtres a été victime d’un assassinat horrible, nous sommes plusieurs fois interpellés, en tant qu’enseignants, en tant que formateurs de formateurs de jeunes, qui représentent l’avenir de notre pays, en tant que porteurs des valeurs d’une ou de plusieurs disciplines que nous enseignons et qui accompagnent notre vie au quotidien depuis des décennies, pour certains d’entre nous.
A titre personnel, je suis impliqué dans plusieurs associations dont l’Éducation à la culture de paix telle que définie par l’Unesco et les Nations Unies. Cette culture de paix, j’essaie au quotidien de l’intégrer dans mes cours de mathématiques ou de didactique et cela m’a conduit à proposer puis organiser avec des amis universitaires un congrès international CIEAEM 70 «Mathématiques et vivre ensemble, processus social et principe didactique» . Beaucoup pensent et notamment dans les instances internationales, que l’éducation à la culture de paix devrait être davantage intégrée dans les programmes scolaires dans toutes les disciplines, ce que renforce le douloureux évènement qui est arrivé.
On a parlé du choc des civilisations. Quand on sait qu’en France par exemple nos chiffres sont arabes, chiffres importés par eux d’Inde, que notre alphabet est d’origine phénicienne, comme le mot Europe nom d’une princesse Tyrienne du Liban actuel, qu’Algèbre est un mot arabe créé par un mathématicien Persan, Al Khwarizmi, si choc il y a c’est bien un choc des ignorances. Et c’est aux fameux «Hussards noirs de la République», nous, les enseignants républicains, qu’il appartient de le faire cesser, c’est notre mission.
Qu’avez-vous donc mis en place pour accompagner les professeurs en ce moment ?
L’un des dispositifs les plus importants est la mise en œuvre d’un groupe de parole spécifique, issu de recherches d’une équipe pluridisciplinaire à partir de la notion mathématique du cercle appliquée à la sociologie, le «Cercle d’éveil aux vertus et aux qualités» (CEVQ). Les autres sont l’application de méthodes de résolution de problèmes mathématique, aux problèmes concernant le vivre ensemble, avec la Méthode des Six chapeaux du psychologue Edward De Bono et la structuration de la classe suivant un modèle mathématique.
Croyez-vous qu’il soit encore possible de développer des dynamiques de paix, de bien-vivre, de bien-être dans les écoles?
Heureusement, bien des écoles en France sont dans cette dynamique de paix. Le bien être est très important pour les apprentissages, même si nous, dans notre course vers le haut de la pyramide sociale, nous avons le plus souvent appris par la peur : des «mauvaises notes», de l’échec, des examens et des concours, des échéances de rendu de travail, de certaines matières, des professeurs, de leur jugement.
Pourtant il y a aussi une autre voie, celle de la coopération plutôt que de l’affrontement, celle de l’intelligence collective qui est bien plus que la somme des intelligences individuelles, comme dans l’économie de la connaissance, où 1+1 = 3. Deux connaissances différentes réunies en génèrent une troisième.
On peut faire correspondre à une société égalitaire un modèle mathématique, le cercle, pour lequel il n’y a ni premier ni dernier, où chacun est situé à égale distance du centre et pour lequel le bien-être de tous en général et de chacun en particulier est une priorité. Les discussions générées par les cercles CEVQ ont abouti au lancement de nombreux projets en classe, comme celui des «Journées de la Fraternité».
La République et la géométrie du Cercle. Pouvez-vous nous en dire plus sur le CEVQ ?
Nous utilisons la méthode du cercle CEVQ, issue du travail d’une équipe internationale composée de médecins, psychiatres, psychologues, enseignants et éducateurs et à laquelle j’ai participé, méthode réalisée à partir de la notion mathématique du cercle et développée en parallèle et complémentairement au «Cercle de qualité» du japonais Ishikawa. Le CEVQ en est une version améliorée, incluant une touche de sociocratie comme alternative à la société pyramidale anxiogène du top down dans laquelle nous vivons.
Les participants sont assis en cercle. Un objectif est clairement défini et énoncé ainsi que le temps qui y sera consacré. Il y a trois rôles principaux : celui qui donne la parole, celui qui prend des notes et rédige un compte rendu, celui qui surveille le temps écoulé et annonce la fin du cercle. On doit lever la main pour prendre la parole quand elle est donnée par le modérateur. Jusque-là rien de bien nouveau. Mais le cercle CEVQ cultive trois « savoir être » : la sincérité, la bienveillance et l’humilité. Et c’est ici que réside la différence majeure. « Cultive » s’entend au sens de culture physique. Ces trois « vertus » sont cultivées.
Un rapport avec la République ? La liberté est représentée par la sincérité, il n’y a pas d’autocensure, chacun est libre de dire ce qu’il pense. L’égalité résulte de la géométrie même du cercle, il n’y a pas de place privilégiée, chacun est à égale distance du centre dont l’emplacement est vide, chacun peut être le premier ou le dernier, nul ne peut monopoliser la parole. La fraternité est représentée par la bienveillance qui tempère la liberté de parole : je ne dois blesser personne dans ma libre expression. La bienveillance sécurise les participants du cercle, fluidifie les échanges, elle permet à chacun de s’exprimer sans crainte car personne ne portera de jugement même si on commet une erreur. L’humilité met chacun au service des autres et permet de passer du «je» au «nous».
La méthode du cercle CEVQ utilise la synergie du groupe et met en œuvre une intelligence collective. Plus elle sera pratiquée plus elle sera efficace, à titre personnel, pour chacun, et également pour une cohésion du groupe. On peut adopter cette méthode en EMC mais pas seulement, elle a été utilisée avec succès en mathématiques, ainsi que l’attestent plusieurs mémoires de master, pour la résolution de problème ou l’introduction de nouvelles notions.
Enfin elle s’adapte très bien à une situation d’apprentissage en distanciel, comme en attestent les nombreuses réunions réalisées via zoom, teams ou skype.
Propos recueillis par Line Numa-Bocage
Directrice adjointe du laboratoire BONHEURS CY-Cergy Paris Université